Présentation
Mettre à l’étiage les spéculations de l’humain
Dans la légende des espèces, l’apparition de l’homme au sein de l’Univers ne fut une énigme que pour lui-même ; il est une livraison parmi tant d’autres, ni la première ni la dernière - ni la meilleure. Qu’il se soit mis à produire des images, du langage, de la pensée, voilà qui n’est pas sans singularité. Or, la pensée autonome est une chose ; celle qui forme académie en est une autre ; et celle qui s’autorise des abstractions abusives, des spéculations endoctrinantes et appropriantes, en est encore une autre. Et là, l’aventure a pris des proportions inquiétantes.
L’humain, empêtré dans ces spéculations et, plus récemment, dans des dispositifs technologiques qui en sont le prolongement - dispositifs de plus en plus autonomisés -, ne survit plus que moyennant un gigantesque travail d’imposture. À force d’avoir voulu à tout prix rendre performante la Fable qu’est l’homme, celle-ci a fini par tenir du cauchemar. L’espèce, s’autoproclamant Unique, s’est donnée des pleins pouvoirs qui sont en passe de fabriquer un monde mort. Rétrospectivement, on ne peut qu’être stupéfait de constater à quel point l’a fourvoyée un certain usage de sa nature "cognitive". Parmi tant de voies qui s’offraient à elle, elle a peut-être fini par emprunter la pire.
Tout un aspect de l’humain, en tout cas, est à passer par profits et pertes.
On s’en doute si bien, la raison activiste en est elle-même si consciente, qu’elle tente le recours suprême : refabriquer selon une vision mécaniste qui sous-tend l’humain : le corps, et, dans la foulée, faire coïncider le Monde et le concept. L’ingénierie de la rationalité offensive - la techno-science - s’imagine d’ailleurs avoir accouché des outils idoines. Tout un militantisme scientifique s’est emparé de cette volonté transformatrice destinée à "normaliser" (à "eugéniser") l’humain à travers le corps. C’est dans les laboratoires et leurs relais économiques et financiers qu’on reprend l’antienne de la transfiguration, qu’on veut redonner du corps à l’antique fable épuisée sinon épuisante d’un monde élu pour l’Unique Espèce, au profit de normes culturelles dévoyées et appauvries. Agir, agir et agir encore, pour rendre le corps viable et fiable dans un monde qui ne l’est pas !
Nous avançons vers le
désastre, guidés par une image fausse du
monde ; et personne ne le sait. Les neurochimistes
eux-mêmes ne semblent pas se rendre compte que leur
discipline avance sur un terrain miné. Tôt ou
tard, ils aborderont les bases moléculaires de la
conscience (…). Nous n’échapperons pas à une
redéfinition des conditions de la connaissance, de la
notion même de réalité ; il faudra
dès maintenant en prendre conscience sur un plan
affectif.
(Michel Houellebecq)
Devant les bouleversements qui frapperont de plein fouet une humanité pour les deux tiers composée de sujets exclus par un système qui signe en cela son arrêt de mort, nous interprétons cette reprise en compte de l’affectif comme une promesse de réconciliation avec l’enveloppe charnelle qui en est le dépositaire.
Le corps qui penserait lucidement, penserait ses insuffisances, sa complexité, son ancestrale angoisse et sa cruauté originaire contre tout ce qui s’escrime à les travestir en activisme idéalisant et utopique. La faiblesse du corps, ses ratés et son extinction à terme, court ou moyen, sont inscrits dans la nature. Et s’il convient d’acquiescer à ce qu’est le monde tel qu’il est, et à ce qu’est le corps dans ce monde, il est urgent d’acquiescer à sa faiblesse constitutive ; le souffrir dans sa vulnérabilité.
C’est à partir de ce corps-là que doit s’opérer la contre-attaque…
Mettre, pour cela, les spéculations de l’humain à l’étiage de ce qui les origine : ce corps tel que, justement, il est, une "machine à ratés", imprévisible, voué à la perte, au pressentiment de n’être déjà plus. Un corps qui éprouve, dans la jubilation ou dans le malaise, avec ironie ou gravité, l’instabilité et le morcellement qui le caractérisent ; c’est-à-dire la sensation d’être au plus bas de ce que la conscience peut supporter.
Mais de ces abysses peuvent, tout aussi bien, sourdre la qualité affective et la "force" d’âme capables de réinventer l’esprit d’hospitalité perdu.