Les Limites du jeu

Trente notules sur la stratégie du Rien et la motion de la dépense

par Jacques Niesten

Pas de soi qui ne soit que soi, pas d’ici qui ne soit qu’ici, pas de maintenant qui ne soit que maintenant : telle est l’exigence du double, qui en veut un peu plus et est prêt à sacrifier tout ce qui existe – c’est-à-dire l’unique – au profit de tout le reste, c’est-à-dire de tout ce qui n’existe pas.
Clément Rosset, Le réel et son double

Nietzsche et Bataille n’étaient pas du genre à conclure ; qu’il s’agisse du Dernier homme de Nietzsche (celui qui reste debout et disponible au milieu du cimetière des valeurs qu’il a minutieusement dé-fondées) ou du Tout-autre de Bataille (celui qui assume souverainement sa part d’énergie non affectée à la dépense productive de la société homogène), tous deux avaient désigné la limite de la négativité au-delà de laquelle il n’y a plus de valeur instituable.

2. La « volonté forcenée de philosopher contre la philosophie, de penser contre la pensée, d’échapper à la servilité de la pensée » par la dé-fondation radicale des valeurs toujours se réinstituant, conduit à l’inquiétante étrangeté du vide, qui est un peu celui de l’Univers ; c’est l’Univers et son vide que Nietzsche et Bataille font entrer en eux.

3. Face à quoi, les « constructionnistes » néo-kantiens – tous ceux qu’on serait plutôt tenté d’appeler les « conclusionnistes » –, assureurs tous risques contre la « sinistrose » qui les a pourtant engendrés, ont beau jeu de dénoncer « cette construction en ruine, cet édifice éboulé ». Eux, qui positivent au carrefour de tous les opportunismes en promotionnant les gadgets intellectuels et humanitaristes censés mettre un peu d’ordre dans le chaos, c’est-à-dire dans l’Entreprise économique pour happy few, à qui ils servent de caution et qui les rémunère pour ça.

4. Il existe pourtant une « déconstruction créatrice ». Réconduire la négation – ou l’inversion des valeurs – jusqu’au point limite où le cercle dont on a compris la qualité redondante peut se briser pour aménager un passage périlleux vers autre chose, une autre perspective qui tient la pensée en haleine. Hegel : « Dans la mesure où le résultat est compris […] comme négation déterminée, alors immédiatement une nouvelle forme naît… » Il suffit de s’entendre sur la qualité de cette forme ; lui assigner un « fin » signifie rompre la trajectoire (Umkreis) d’approfondissement, relâcher la tension qui garde la conscience en éveil.

5. Gérer la dépense, mais pour quel « progrès » et moyennant quelle stratégie promotionnelle ? À moins qu’on allègue, selon la logique des rats, que désastres ou pas désastres, nous sommes six milliards à représenter notre espèce – contre pas même un milliard au temps où Nietzsche concoctait ses anathèmes –, en termes de dépense, de sacrifice, de tout ce que l’on veut, nous sommes, là, en temps réel, numériquement sur la voie de l’insensé, de l’ivresse, de l’excès ! Il n’y a là pas de gestion qui tienne, c’est la dépense qui se gère elle-même, pour elle-même. Un peu comme le cancer.

6. « L’homme a émergé de l’évolution doué d’une intelligence unique dans le monde vivant et contrôlée par une constellation de gènes innombrables. Le cancer apparaît, lui aussi, doué d’une intelligence égoïste, conquérante, dévastatrice, porteuse de mort et gouverné, également, par une constellation de gènes innombrables. Les métastases en sont la preuve éclatante et mortelle. Les populations humaines, comme les cellules cancéreuses, croissent de manière exponentielle, ayant perdu leur sens organotypique1. »

7. Il y a de quoi se méfier des exsudations solaires (ou cosmiques) « qui dispense[nt] l’énergie sans contrepartie » (Bataille). Si elles garantissent le « principe exubérant du développement [de la vie] », reste cet excédent d’énergie affectable à rien, qui nous infecte au passage de ses overdoses. « La nature gère mal son affaire […] ses dépenses excèdent de beaucoup ses recettes [de telle sorte] qu’en dépit de toute sa richesse elle finira un jour par se ruiner », disait encore Bataille.

8. Tout se passe comme si le vide immense, aimé, et misérable lequel seul subsisterait après « l’écroulement du mythe et de la possibilité du mythe » avait infecté l’espace du mixte technico-scientifique contemporain, avec, certes, un peu d’amabilité en moins. Le principe inavoué, largement inconscient de l’économie mondiale est devenu sacrifice, dé-lapidation, ivresse des « choses doubles », excès parodique du religieux, grandes manœuvres de la perte, inversion à l’infini des valeurs. Tout se passe comme si la réalité d’après Auschwitz, la bombe et l’avènement récent des outils de la techno-science nous avait introduit à une expérience « de nature extatique où se perdent le sens, le savoir et le sujet du savoir ». Si bien que le plus naturellement du monde, pourrait-on dire, le « jeu qui s’affirme sur la ruine de toute origine, de tout centre, de toute présence, de toute identité » est devenu celui même de l’économie générale, qu’on serait tenté d’appeler Générale de l’économie. Une économie bien réelle de dépense effrénée, un dispositif non plus de consommation mais de consumation où la « bouche du fou » masquée et muselée par une sémiotique du leurre, crie ses préceptes de volonté de puissance…

9. Tout autour de nous s’est dévoilé l’Abgrund, le gouffre historique, celui d’un hégélianisme monstrueux qui n’est pas la « fin » dialectique d’Hegel concluant à son tour, mais l’effet pervers d’une volonté de puissance inhérente au mouvement inexorable des choses, la trajectoire naturelle d’un périple circulaire (Umkreis), qui renvoie l’homme à son objet paléo-anthropologique. Se dévoile alors la parodie d’un « être » qui n’est rien hors du fantasme qui le fictionne pantin plutôt qu’acteur d’un « spectacle que ne [contemplent] que des yeux morts ». Une chose écartée de la nature, de « la nuit animale », achevée historiquement sans doute, mais à ceci près que la nature va plus loin que Hegel, que l’histoire se succède à elle-même, qu’il y a une négativité pure qui tend à reconduire tout achèvement. Le cauchemar, s’il faut le nommer ainsi, continue !

10. Devant l’inéluctable, l’imagination associée à l’outillage de la haute-technologie a cependant su se fabriquer ses parades. Si la réalité ici et maintenant pose problème, et bien ! remplaçons-là par une réalité seconde, une réalité tierce, une réalité virtuelle, où les objets parodiés de la première, devenus purs objets de fiction, défilent si vite qu’on risque de les confondre avec leurs originaux. L’ingénierie au service de la Générale de l’économie semble avoir retenue en la dévoyant la leçon de la « déconstruction créatrice ». La simulation, la multiplication de choses vides, voués à la disparition pure donc essentiellement improductives, diffère la ruine annoncée par Bataille dans une volonté de promouvoir le Rien. Là, dans ce rien, où naguère l’espèce sut fantasmer Dieu, ne nous étonnons pas qu’elle y conçoive aujourd’hui des objets de fiction légèrement plus profanes.

11. Ainsi le « Rien » nietzschéen, la « Souveraineté » bataillienne sont entrés par effraction dans ce qui formait la réalité récente structurée autour de la marchandise.

12. « L’économie négative, dit Galibert2, est celle qui se décide à prendre la mesure du Rien : son principe cardinal [sa souveraineté, sa volonté de puissance] est paradoxalement simple : l’égalité réciproque de quelque chose et de Rien. […] En fait, c’est fondamentalement Rien qui est acheté […] le produit n’est que le prétexte de l’échange ».

13. L’inquiétante étrangeté de l’univers est entrée dans le monde sous l’espèce d’une phénoménologie virtuelle. Nietzsche : « Ce qui reste, par-delà l’opposition du vrai et du faux, de l’être et de l’apparaître, c’est le jeu du monde, le monde dans son Schein (paraître), dans son éclat, dans son “illusion” : Ici, l’apparence signifie la réalité répétée encore une fois, mais sous forme de sélection, de redoublement, de correction. » Pour un repère perdu, dix repères de rechange. La disparition de l’objet sous sa forme première perdure en surnuméraire sous sa forme seconde. Réplique, duplicata, clonage, autant de manipulations de redoublement à partir du vide ; le génie génétique en sait quelque chose…

14. Produits fictionnés, promotion de vraie-fausses informations, images subliminales qui projettent l’objet hors de sa rationalité dans un dispositif de motion. On consomme la part de l’échange qui échappe à la positivité du produit traditionnel : on consomme sa « duplication fantasmatique », un double non seulement en transit vers toujours plus d’illusion, mais en transes ; en termes nietzschéens, on accède au produit par l’appauvrissement radical de sa valeur.

15. La théorie de l’exploitation relève de l’ontologie, dit encore Galibert, […] Le capital s’entasse en lançant rien sous la forme des “choses”, ces choses qui ne sont qu’autant que rapporte ce qu’elles ne sont pas.

16. La Générale de l’économie propose un irrationalisme transfiguré, transposé et positivé dans des pseudo-structures pour les besoins d’une pseudo-gestion au coup par coup. « Peut-on décapiter un roi qui n’existe plus ? » s’interrogeait Nietzsche. Oui, répond la machine virtuelle en produisant et en décapitant des rois à la demande, selon la demande et en vue de la création de demande, mais pour mieux l’approprier en tant que fantasme. Le monde nietzschéen de la pure fiction est devenu la pure fiction comme monde, comme mode promotionnel. De la même manière, nous sommes au cœur d’une sphère que Bataille assignait à la littérature, un lieu de représentation des forces hétérogènes, mais dévitalisées, livrées à une extase froide, crapuleuse et scatologique ; « à l’inépuisable abondance de ce qui se crée et se détruit soi-même. »

17. Il n’y a plus de recherche de productivité, il n’y a qu’un principe de motion qui permet à une chose satellisée dans le virtuel de simplement se manifester, telle une étoile qui ne serait pas sans son traçage au cœur des champs gravitationnels. Dès lors qu’on décide que la chose existe, il suffit de lui imprimer un mouvement, de l’accélérer selon les règles numériques, puis de la (pro)mouvoir comme n’importe quelle marchandise traditionnelle. La motion chiffrée donne une valeur de translation calculable et manipulable à la chose fictionnée mais cette valeur ne sera toujours que celle de la « bulle spéculative » dans son mouvement extatique où les transactions sont livrées au vertige du vide.

18. Dans la transfiguration de l’objet traditionnel en objet virtuel, ce ne sont pas seulement les structures spirituelles, mais les modalités matérielles de l’histoire qui ont virtuellement disparu.

19. Y aurait-il un Lumpenmotionariat qui rassemblerait tous ceux qui ne participent pas à la (pro)motion généralisée des choses, qui s’excluent ou qui sont exclus du mouvement de dépense effréné des objets fantasmés, ceux qu’on écarte de, ou qui refusent la sphère des vraies-fausses informations ; ceux qui n’ont pas accès au virtuel ; ceux qui restent confinés dans une réalité que la fiction dépasse ? Pour peu, on se mettrait à rêver à une internationale du temps mort, une lutte des masses lentes, contre le grand capital motionnel de la Générale de l’économie

20. Motion Picture. Il s’agit de faire durer, de perdurer, pas l’objet lui-même, qui est fini, qui est physiquement périssable – dont même le surstockage ne comble pas le vide menaçant de sa disparition –, mais l’idée de son double. Sans l’idée, le fantasme, l’objet sort du dispositif motionnel et s’immobilise : il disparaît du champ virtuel, puisque son image dédoublée (clone, spot publicitaire décliné, emballage quasi identiques, archétype de féminité ou de virilité interchangeable), lui succède et poursuit la parodie. Produire ou disparaître devient (pro)mouvoir ou disparaître.

21. Ce qui vaut pour les « biens » vaut pour le corps. Devenu objet, il suit la même logique virtuelle. « L’excès qu’est la souveraineté », est parodié à la baisse, au détriment de la substance intime, de la qualité émotionnelle du corps dépositaire de cette souveraineté et au profit de la fonction motionnelle. Rosset a une formule heureuse pour stigmatiser cet appauvrissement du double : « Vous vous trompez – le double que vous vous êtes fabriqué n’est qu’une répétition fâcheuse de votre unicité, dont elle aggrave d’ailleurs le caractère déplaisant. Car on vous pardonnerait volontiers d’être indésirable, c’est-à-dire vous-même, si vous n’y ajoutiez cette bouffonnerie de vous prendre pour un autre. »3

22. « C’est [donc] le déchaînement de la volonté de puissance, cette frénésie de renouvellement, cette domination pour la domination qui resplendissent aujourd’hui dans le monde moderne de façon inquiétante.4 » Nous sommes là en présence de la refonte que Nietzsche dévoluait à l’art : « La volonté de semblant, d’illusion, de tromperie, de devenir et de métamorphose est plus profonde, plus “métaphysique“ que la volonté de vérité, de réalité, d’être. » À l’art et aussi à la politique. « Le problème de l’homme post révolutionnaire est donc qu’il n’a plus rien à faire et dispose d’une “ négativité sans emploi “. Cette négativité creuse, en quelque sorte, la place de Nietzsche qui apparaît ainsi à l’horizon du communisme », commente François Warin. Outils de production fictifs aux mains de producteurs atomisés, le travail est appropriation par le vide ou l’ennui, angoisse devant le vide et absence de projet ; les individus, déchus de leur statut de producteurs, n’ont « plus rien à prendre au sérieux », leur « désœuvrement » s(t)imule une économie d’accumulation chaotique et violente de produits symboliques, assignables à une valeur d’échange instable, calculée ou plutôt fictionnée à partir de leur « coefficient » de mobilité imprévisible.

23. Dans le monde post-marxiste, ou post tout-ce-qu’on-veut, la souveraineté se confond avec des formes sinon neuves, du moins inédites qui n’ont, comme l’indiquait Foucault, nul lieu privilégié de pouvoir. La contemporanéité remet les pendules à l’heure, mais à l’heure zéro d’une réalité nouvelle, duplicata technologique de l’autre, où le « boulevard des réseaux » remplace la substance individuelle par sa prothèse numérique.

24. Pour l’homme et pour son monde, « la technique est devenue l’évidence absolue », la technique du virtuel bien sûr qui fait en sorte que, tout compte fait, « l’homme ne rencontre plus que lui-même, il ne lui arrive plus rien, plus rien ne lui est destiné ». Et si l’on veut encore espérer voir surgir une volonté de révolte, ce sera quel-que part dans l’ombre des nombres.

25. Jouer avec le système pour y venger de façon jubilatoire son mal de vivre, jouer à tout cela dans un jeu de parodie et de répétition second, tierce, etc, qui donnerait le tournis à tous les doubles, qui descellerait les prothèses (rien de plus risible que de voir chuter un handicapé). Et que ce jeu soit cruel autant qu’exubérant.

26. La puissance instinctive d’agir peut tourner sa fureur et sa vitalité contre le numérique : manipulation des codes, inversion des grilles – et contre soi-même en tant que double parodié de sa singularité (pro)-motionné dans les sphères du nihilisme virtualisé. Le nihilisme radical doit se ressourcer en opérant un retour sur l’animalité résiduelle du corps, mais à condition qu’il s’agisse d’un corps immobile, délié de la fable motionnelle, et recouvrant le sens de la fable issue de la scène primitive.

27. L’alternative tragique pour le corps singulier est de s’épuiser pour rien dans la dépense motionnelle ou d’avoir à opérer ce retour sur sa nature archaïque : contrevenir à toutes les lois ; celles, virtuelles, qui tendent à transfigurer le corps dans le dispositif de la motion, mais tout aussi bien la loi galiléenne du « Tu ne tueras point ! » Peut-être seule la violence massive des corps perdus, des corps débranchés du réseau motionnel, pourra émouvoir la motion. En d’autres termes, la violence dirigée contre les outils de promotion peut précipiter les fantasmes virtuels dans l’abîme qui s’ouvre sous l’image arrêtée que représente un corps immobile.

28. « Presque tout ce que nous appelons ”culture supérieure“ repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté », affirmait Nietzsche. Il ne faut donc pas désespérer de la cruauté originelle. (La Générale de l’économie produit abondamment et sournoisement la sienne ; ses génocides, sa crapulerie, sa piraterie, toutes les malversations elles aussi motionnées. La Générale est également l’exploitation de l’homme non plus par l’homme, mais par ses doubles ; la montée en puissance du même vers son pire).

29. « Je rêve d’une confrérie d’hommes qui n’auraient d’égard à rien, ne connaîtraient pas de ménagements et voudraient être appelés destructeurs » proposait encore Nietzsche en 1888, peu avant sa décision de laisser le monde à son fatum. À quoi Bataille ajoutait que le jeu survivrait à l’arrêt de la machine.

30. François Warin : « Face à la névrose, accablé par le poids du passé et enfermé dans une répétition compulsive, face au délire fermé de la paranoïa qui n’autorise que la réitération du même, c’est le chemin que Nietzsche appela : la grande santé. » Il en faudra pour demeurer immobiles au milieu du fleuve mouvementé du nihilisme radicalement parodié et spolié par la Générale de l’économie ; pour demeurer impassibles devant son dispositif de la motion autant qu’impavides devant sa ruine annoncée.


  1. (1) Jean de Grouchy, Où cours-tu primate ? (Expansion scientifique français)
  2. (2) Jean-Paul Galibert, L’économie négative, Revue Futur Antérieur
  3. (3) Clément Rosset, Le réel et son double, Gallimard, 1976 (p.101)
  4. (4) François Warin, Nietzsche et Bataille, PUF, 1995