1 -« L’humain n’est que l’humain »
d’Aristote résonne aujourd’hui comme un avertissement ; il suffirait d’un rien pour que l’adverbe restrictif
n’annonce sa radicalisation : l’éradication de
l’humain. L’appellation tautologique par laquelle on nomme
le sapiens sapiens témoigne déjà d’un
« défaut » constitutif, originel.
Le savoir-se-sachant, finit par savoir qu’il adhère
à un cycle où « près de 99% de
toutes les espèces qui ont jamais vécu sont
aujourd’hui éteintes ». Appréhension
d’abord obscure de sa disparition, cette menace inspira
à l’espèce dernière version (surnuméraire et tendue) un « train de mesures » pour se guérir de ce qu’elle
ne voulait pas admettre comme étant une
fatalité. Prendre en main son destin, tourner
à son avantage les inexorables transformations
liées au cycles mutatoires propres à
l’Univers, devint l’illusion dominante du sapiens sapiens.
L’erreur de perspective résidait dans le fait que ce
destin était indissociable de celui du
Monde-Tel-(qu’il-est), qui, lui, échappe à
l’intelligibilité. Sous prétexte de corriger
son destin, on bricole le processus inhumain de la mutation.
De la technè aux dispositifs
technoscientifiques, l’erreur elle-même a suivi un
processus évolutif « assisté » qui la
précipite dans son achèvement : la
radicalisation de la fatalité. Et voilà le
Dispositif technologique contemporain fondé sur un
paradoxe à un tel point insurmontable qu’il n’a
d’autre alternative (supercompulsive) que celle d’une
montée en puissance de sa « volonté
de volonté » laquelle aboutit à
substituer à une réalité fatale -
première manière - une réalité
seconde sur-fatale (dite virtuelle), où l’on croit
jouer les prolongations. Un peu comme la
chimiothérapie joue les prolongations d’un organisme
métastasé. L’énorme outillage de survie
dont s’arme le Dispositif technologique, mondialisé
en réseaux, va jouer lui-même le rôle de
métastase : la chimiothérapie devient le
cancer. La théorie générale de
l’information à laquelle se nourrit de ce Dispositif
technologique, système ouvert sur ses propres
excédents, véhicule un virus propre aux
médias : la médiastase.
2 - Le syndrome vaut aujourd’hui pour la
gestion de la géopolitique planétaire, il n’y a pas loin
pour l’Europe des Balkans, pour l’Afrique et le Moyen-Orient de
manière récurrente… et, plus
généralement, pour toute région où le
dispositif capitalistico-cultu(r)el règle ses comptes avec la
"part maudite" du Marche Global jugée inapte à s’inclure
dans son processus évolutif (et vice-versa). L’insensé et
le crime absolu (comme expression de la réalité seconde
sur-fatale) y atteignent un tel degré de l’intolérabe que
la « conscience » activiste (mondialiste) feint
de prendre l’événement (grave) en charge dans le seul but
d’invertir l’intolérable en norme éthico-religieux (Le
World Trade Center, L’Iran nucléaire, aujourd’hui le "hold-up" financier ; on invoque le mal absolu
pour, ensuite, mieux pouvoir l’invertir au profit du Marché ou
de l’extension d’un pouvoir militaro-industriel et bancaire avec la caution d’un
monothéisme suspect…). L’exclusion, le cadavre victimaire, le charnier
avertissent qu’est atteint un seuil critique, déclenchant ce
discours activiste de l’escamotage ; le cadavre, le charnier vont
devenir le vecteur de l’idéologie de la disparition de l’humain
trop humain. On assiste à un vrai travail de deuil. Un travail
forcé de deuil. Le cancer est un deuil annoncé, la
médiastase engendre le processus du travail forcé de ce
deuil ; on se force à oublier l’intolérable.
L’éthique douteuse [cultu(r)elle] comme arme de supercherie
devient matière à étiologie. La chance serait que
l’information généralisée qui escamote le cadavre
- qui ingère la mort en le gérant dans sa thérapie
inversée - devienne elle-même cadavérique ;
elle n’a pas d’autre règle qu’elle-même, elle s’offre
à sa propre corruption maquillée.
3 -À l’antienne éthico-humanitaire -
qui traditionnellement se nourrit aux réalités
victimaires -, déplorant par exemple
« la totale désolation de la population
prise en étau par les combats fratricides »,
fait écho la voix "sotériologique" de
l’activisme informationnel : « La vie revient à
la normale, les élections
démocratiques auront lieu… » Tout un activisme
se déploie autour de l’escamotage du cadavre ; acte
ritualisé de magie blanche - qui vise à
transmuer l’événement grave en épisode
contingent : activisme politique, informationnel,
contre-informationnel, commissionnel,
congrégationnel, conférencier,
économico-géopolitique. Et voilà
comment, au demeurant, l’humanisme peut se faire
révisionnisme. L’information ici suit la logique du
remodelage, voire même du remaniement
génétique en vue de la transvaluation de
l’idée traditionnelle du Vivant souverain.
4 - Mais remaniement selon quel Temps ?
Celui de la nature naturante du Monde-Tel, ou celui du microprocesseur ? La médiastase corrompt la notion du Temps. Normal, en quelque
sorte, que l’éradication d’un pan large du vivant implique la
décomposition des prédicats classiques de sa
première version. Les arguments avancées
"démocratie souveraine russe", "ouverture démocratique
chinoise", "mise en place de systèmes de
sécurité de l’information"…, participent d’une
même dialectique de la disparition anticipée ;
l’affolement du langage génère un langage nouveau :
transmuté, pataphysique (pas sérieux), seul capable de
créer une logique nouvelle : celle de la disparition
annoncée de l’humain au profit d’une gestion des valeurs
technicistes adhumaines. Annoncent-elles le retour d’un temps
eschatologique ? Ou, plus élégamment, l’émergence
de figures mythiques ? Le retour des Titans, en somme ?… En
viendra-t-on à ne pouvoir rendre compte du destin de l’homme
qu’en recourant aux mythes, en réinventant des
représentations mythologiques ?
5 -Le Dispositif, comme résultat d’une double
intelligence destinale - aboutissant au redoublement
algorithmique de cette fatalité -, entreprend donc un
ordre remanié de la nature au bénéfice
d’un homme remodelé au moyen d’un programme
thérapeutique qui vise son propre achèvement
(métastasique). Double paradoxe consécutif
à deux Fautes originelles ? 1- Celle qui a conduit
à la mise au point de l’outil servant au remaniement
du vivant : « La faute originelle commune à la
spéciation [remodelage du vivant] et à la
carcinogenèse est un remaniement du génome,
chromosomique ou génique. […] L’homme a
émergé de l’évolution doué d’une
intelligence unique dans le monde vivant et
contrôlée par une constellation de gènes
innombrables. Le cancer apparaît, lui aussi,
doué d’une intelligence égoïste,
conquérante, dévastatrice, porteuse de mort et
gouvernée, également, par une constellation de
gènes innombrables. Les métastases en sont la
preuve éclatante et mortelle. » (J. De
Grouchy, L’Homme est-il le cancer de la
création ? ) 2- Celle du redoublement de la
connaissance prise au piège de son intolérable
binômité (son double-bind oncogène) ;
méta(stase) linguistique contaminant
l’événement par sa façon de remaniement
"génique" : retoucher le sens émotionnel de
l’événement en le réduisant à
son aspect purement fonctionnel, technique, redondant. Cette
manipulation médiastasique de l’information pense son
cancer comme la pensée pense la pensée, dans
une circularité qui vise la mise à
l’étiage de l’intolérable en-deça (libidinal) du
corps dont elle métastase la fonction signifiante de
l’affect.
6 - Si la rhétorique de l’escamotage participe
également d’un aspect du processus tout
(néo)darwinien de l’évolution - donc de la
sélection des espèces -la mutation
opère sous une double forme : un
événement de disparition (de vies et de sens)
et une métalinguistique qui en neutralise l’impact
émotionnel, qui anéantit le sens
intolérable de cette disparition en l’anticipant par
la mise en œuvre de toutes sortes de manipulations (y
compris génétiques). L’hôpital nique la
charité… La conscience a rejoint l’objet et tous
deux se préparent à disparaître dans le
mythe d’un dit homme nouveau : nouveau mais
« pacifié ». Tout se passe comme si le
dispositif - poubelle de toute une mythologie traditionnelle
transfigurée (1) et déviée dans le
profane - avait rejoint la métaphysique de la nature
naturante. Pourquoi ne pas confier l’évolution
à la main de l’homme ? On retouche
l’événement (intolérable) comme on veut
retoucher ce corps de tous les dangers. l’EEAO
(l’Évolution des Espèces Assistée par
Ordinateur) a bien lieu, l’homme nouveau est annoncé,
un nouveau corps naîtra deus ex machina des
petits humanoïdes compulsifs, à l’exclusion de
ceux qui n’auront pas accès au dispositif… Encore
une fois, seront-il la "chance" de cette
réversibilité qui guette toute entreprise trop
systématique ? Sa part maudite ? Son horizon
soustractif ?
7 - Ça n’est même plus comique,
ça n’a plus de nom : L’Innommable. Laisser un
génocide s’accomplir, se développer des
conflits ethnico-religieux, laisser des cadavres se
décomposer, des charniers s’essaimer, laisser la
chaîne alimentaire se corrompre, la pollution climatique se
propager, en prendre acte, en reproduire les images, feindre
- dans un premier temps - que là c’est grave, en
informer en temps réel le Monde, puis entamer tout
aussitôt un processus de mise en abyme de cette
gravité dans une rhétorique du « pas
sérieux » ou du "tout est relatif", tout
cela relève d’une symbolique inédite et forte.
Une mythologie du pathos moderne, de l’intelligence impure
(inverser l’émotion naturelle en neutralité
atone), maquiller l’horreur, et nous sommes
précipités dans l’innommable. Mais
l’innommable s’est instillé au cœur du dispositif
même, innommé mais actif : métastasique.
Une relecture de Bataille et de Nietzsche peut être
engagée ici; toute dépense, chaque quantum
d’action fictionnel trouvant son affectation dans la
circularité hégélienne où se
joue la comédie (la Tragédie) de
l’homogène.
8 - Car ce sont bien l’insensé, l’innommable, le
destinal, l’hétérogène, le virus de
l’infini, qui sont entrés par effraction dans la
norme. A partir de là on peut conclure que la Part
Maudite de l’espèce, ce qui biologiquement
génère l’excédent d’énergie
(l’excès de dépense), peut elle aussi
prétendre à être recyclée dans
cette « nouvelle norme ». Et que l’inhumain est
prêt à devenir une valeur consensuelle, aidant
une cohorte de mutés à passer à
gué le fleuve d’un temps artificiel vers un autre
épisode de l’espèce ? Transfiguration de la
Faute originelle sous forme d’une incarnation (biologique)
inattendue ?
9 - La Faute judéo-chrétienne, à
cet égard, aurait dû nous mettre la puce
à l’oreille. Rachat d’une Faute originelle
(paléoanthropologiquement, le massacre commis par la
dernière livraison des espèces sur ses
ancêtres Néandertaliens ?).
Marchandages divins ou divins marchandages :
« Sans le sauf-conduit de notre Alliance, ne
touche pas à la vie ! », dit le
Tout-Puissant de la Grande Fable, - « à travers
celle-là nous conjurerons celle-ci, mais en Mon
nom… » Or, la prolifération de l’espèce
ne peut que mener à la rupture de ce genre
d’alliance. Moïse : volonté
récurrente de la faute comme génitrice de la
Loi : « Marche dans mes pas où tu n’iras
nulle part ; ou bien tu obéis, ou pas de Terre
promise ! » Et Jésus, l’autre Autre, celui
de la Fable affaiblie (Nietzsche): « J’incarne la
souffrance, souffrez-moi, souffrez avec moi,
fédérez-vous autour des miens pour vous
délivrer de la Faute. » Racheter la Faute ;
toujours un marchandage. D’une chose grave (conscience
angoissante d’un ratage primordial), on fait une chose pas
sérieuse (une marchandise) : jeux de langage, paroles
révélées, théodicées,
théologies, scolasties, tout un système
meta pour aboutir à un aménagement
idéologique de disparition (des corps fautifs). Pas
sérieux le corps, déjà, mais malin
comme Paul, le « saint ». Malin aujourd’hui
comme un virus, un électron libre, une cellule
totipotente…
10 - L’Art deviendra-t-il l’art de relever ces lapsus
anciens et contemporains ? L’intelligence, non de la
connaissance, mais de la folie de la connaissance et de ses
impostures linguistiques ? L’art deviendra-t-il le plaisir
esthétique qui transcende (transdescende, dirait
Bataille) ces manœuvres où l’espèce - au
travers des techniques d’inversion des valeurs toujours
s’inversant - tente de jouer, en l’esthétisant, avec
sa disparition ; « l’esthétique du bord du
gouffre », de la survie en temps compté, pour
contempler la beauté désastreuse du vide. Ni
sérieuse, ni grave, ni grotesque, simplement
pathétique voire prométhéenne nouvelle
manière, parce que le pathos originel du corps
(encore muni de ses étrangetés biologiques) -
cela s’avère prophétiquement clair - se cache
bien, se tient bien en réserve, très radical,
au cœur de l’embastillement de tous les dispositifs… En
réserve dans l’intimité de micro-cercles
initiatiques pour corps bicéphales, une tête
qui regarde en arrière, l’autre qui scrute
l’avenir…
N.B. BLANCHOT in L’ÉCRITURE
DU DÉSASTRE, p. 137, 1980
« Du "cancer" mythique ou hyperbolique : pourquoi
nous effraie-t-il par son nom, comme si là
l’innommable se désignait ? C’est qu’il
prétend mettre en échec le système
code (c’est moi qui souligne) sous l’autorité
duquel, vivant et acceptant de vivre, nous sommes dans la
sécurité d’une existence purement formelle,
obéissant à un signe modèle
d’après un programme dont le processus serait de bout
en bout normatif. Le « cancer » symboliserait (et
« réaliserait ») le refus de
répondre : voilà une cellule qui n’entend pas
l’ordre, se développe hors loi, d’une manière
qu’on dit anarchique - elle fait plus : elle détruit
l’idée de programme, rendant douteux l’échange
et le message, la possibilité de tout réduire
à des simulations de signes. Le cancer, sous cette
vue, est un phénomène politique, une des
rares manières de disloquer le système, de
désarticuler par prolifération et
désordre la puissance programmante et signifiante
universelle - tâche jadis accomplie par la
lèpre, puis par la peste. Quelque chose que nous ne
comprenons pas neutralise malicieusement l’autorité
d’un savoir-maître. Ce n’est donc pas par la simple
mort au travail que le cancer serait une menace
singulière : c’est comme dérèglement
mortel, dérèglement plus menaçant que
le fait de mourir et rendant à celui-ci son trait de
ne pas laisser compter ni entrer en ligne de compte, de
même que le suicide disparaît des statistiques
où l’on prétend le dénombrer. »
Il suffit d’opérer le transfert symbolique (il est
davantage que symbolique, on ne peut plus en douter !) du
système biologique d’un corps au corpus du
système de l’humain pluriel et, partant, à son
nouveau Logos médiastasé, puis de s’interroger
sur le sens de ce dérèglement auquel on
assiste. Cela rejoindrait la transgenèse des
végétaux et le possible danger de la
dispersion des produits transgénétiques
qu’elle implique. La manipulation génétique
(volonté de transfigutation) et le
« débordement général »
infligé à l’information, c’est le même
combat. Question : assiste-t-on
à la poursuite par la médiation de l’homme de
la transformation toute naturelle (des espèces)? Dans
ce cas, ce qui dérègle la norme (et qui
naguère au plan individuel -
philosophico-éthique - ou de petits groupes
politiques - était un signe de santé, de
révolte, de contre-pouvoir ou de non-savoir),
provoquerait bien, par « effet soustractif »,
tout le contraire de ce que la puissance du mixte
technoscientifique croit escompter. Contre la
« toxicomanie » légale, l’(a) (dés)intoxication
involontaire…
© PARC
EN ANGLAIS
|