Hospes, hospitis (lat), ou « celui qui reçoit l’autre ». Il n’y a pas si loin, la langue contenait encore une innocence que le spéculatif labeur de l’abstraction ne tarderait pas à pervertir. L’inquiétante étrangeté qui habitait les âmes en leur commencement ne les avait point encore rendues étrangères à elles-mêmes. Sommes-nous malades par les mots ? Et expieront-ils jamais assez, ceux qui leur ont instillé le venin de la raison unique ? Je parle, bien sûr, de ceux qui ont fait de l’unité leur idole. Naguère, quand les dieux étaient multiples et remplaçables, la langue cohabitait avec les phénomènes dans un contentieux somme toute supportable. Des divinités complices arbitraient le jeu. Mi-hominiennes, mi-animales, on parait ces créatures de charisme, de mystère et d’ambivalence, afin qu’elles pussent anoblir la vie et la mort sous ses multiples facettes. Qu’elles montrassent quelque carence, que l’une d’elles manifestât trop d’arrogance, trichât ou bafouât une parole donnée, on la congédiait ou l’on s’en inventait une autre. « Pour qui remue les dieux des religions antiques, (…) pour qui s’affole devant la multiplicité des noms (…) et qui, après avoir passé en revue tous ces noms, et les indications de leurs forces, et le sens de leurs attributs, crie au polythéisme des anciens, qu’il appelle pour cela des Barbares, celui-là est lui-même un Barbare » (Artaud, Héliogabale). Ce fut bien la fable multiple du barbare - tantôt exubérante, tantôt licencieuse, cruelle ou propitiatoire, mais faisant un peu « désordre » - que la bouche monothéiste massacra au moyen de la Fable Unique ; les prémices du génocide eurent lieu quand le Dieu unique extermina les dieux multiples. C’était le coup d’envoi ; il faudra attendre que ce Dieu s’incarne dans l’homme, que l’homme s’empare de l’histoire, et celle-ci de la technique, pour que fussent inaugurées les exterminations de masse dans l’ère enfin advenue du monde mort.
2. La langue est un outil dont la fonction est de « nommer » : hospitalis (lat.), « nom » ; nommer tout, l’autre qu’on ne recevra plus qu’après mise en examen selon des procédures que le temps informe de ses inexorables ratés. Le Grec nomme l’étranger barbaros, qui, comme en latin - barbarus -, tient de l’onomatopée. Le mot, s’appropriant la dynamique du processus croissant d’abstraction, veut nommer jusqu’au vertige ce qui n’est pas nommable : le multiple, l’insolite désordre du vide, l’anarchie des touts et des riens. L’Autre, on le voudra unique, réduit à l’unité comme le même l’est au même. Un même sans équivoque, bridant les pulsions primitives du corps en le mutilant. La mutilation de la chair, quittant la scène primitive, est devenue le gage de l’alliance avec l’Unique, attribut de la Loi, et ce n’est pas n’importe quelle chair mais celle qui se tend vers l’autre, celle qui féconde le multiple, qui lui instille l’abondance de sa vitalité. Le phallus, impudent signe d’extériorité - symbole ostentatoire d’altérité -, l’esprit d’unité le décapitera comme l’esprit jacobin décapita le souverain. Bout de vit offert en holocauste à l’Unique, le prépuce désignera l’alliance avec le Très-Haut. À l’opposé : le Barbarus, le sauvage, l’impie et son cousin, brabus, « la brute », tous incirconcis, ceux que le converti Paul, assez retors pour savoir qu’on ne séduit pas l’autre en l’amputant d’une parcelle de son intimité, va convertir à la circoncision toute rhétorique du Christ. Désormais, on circoncira au moyen des mots agencés en argumentaire de vente et slogans promotionnels. La langue s’arme de fiction à mesure que l’hospes perd en force. On « ne reçoit plus l’autre », on se l’approprie dans un viol dialectique. Puisque la fiabilité originelle s’affaiblit, occupons-nous de ces misérables à qui l’on offrira l’hospitalitas, une espèce de centre d’accueil pour l’autre déchu, hôpital caritatif et bientôt clinique, où l’onction de Jean-Baptiste se dévoie vers l’extrême. Le mot infecté de métaphores impérialistes devient une arme fatale ; on n’évangélisera bientôt que des morts, en vue de l’instauration d’un monde mort.
3. En somme la langue, abstraction et organe mêlés, de plus en plus avisée de la vulnérabilité du socle biologique qui l’engendra, entre, armée d’une scientifique lucidité, dans l’examen du malade. La maladie, c’est le multiple, le grouillement cellulaire, le corps envahi d’anarchie, d’une étrange propension à toujours muter. Que la conscience vienne s’y nicher, qu’elle se frotte à ce dispositif charnel d’excrétions, d’humeurs, de discontinuités, elle ne pouvait qu’en être ébaubie. Elle interrogea sa stupéfaction à l’aune des astres ; disastrato (lat.), « la mauvaise étoile », le désastre qui nous envoie, de parmi la masse de celles qui nous ont bricolés, ses nuées de particules mauvaises, étrangement inquiétantes. Le désastre raconte l’entropie, il narre le jeu-de-dés-des-astres, le mouvement fatidique de la roulette stellaire dans le barillet du monde, il dit la fable de ses ruptures, de ses effondrements, de ses désordres. Depuis ses origines, le prince des mammifères récite les apologues, les allégories et les paraboles de sa conscience stupéfaite devant tout ce qu’il lui est donné de voir, d’entendre et de subir. Depuis l’origine, il rêve de résorber le multiple en lui-même, l’autre qui logerait entre tête et corps, entre ce qui vole et s’enracine, entre ce qui s’éthère et s’enterre. Depuis l’origine, le prince s’émeut et se révolte, rage et désespère, espère puis s’épuise, sombre et se relève, puis, derechef, finit par s’épouvanter de ce qu’il voit, entend et endure, impuissant à être ce qu’il voudrait être, furieux de son impouvoir. Depuis l’origine, le malade se soigne. Il se sait le produit hasardeux d’une longue légende chimique, mélange de poisons et de philtres, de liquides et de cristaux, assemblage énigmatique d’infinitésimaux points qui, ensemble, racontent une épopée de codes et d’équations qui composent comme une grille imaginaire à cette figure d’impouvoir. L’homme se soigne donc, et croit s’inventer des remèdes… fabuleux. Ah ! si j’étais la dernière livraison de la légende des espèces, si j’étais le parachèvement de l’épopée fictionnelle, si, dans la sotie des genèses, je devenais le bouffon suprême, le grand soleil de Messidor, le nombre et le code incarnés, le héraut des Mille et une nuits, fabuliste devant l’éternité ! Si j’étais le socle des siècles, remodelable à volonté, mirabile visu, Deus ex machina définitif du deutérostomien, et être tout plutôt que n’être rien ! Non pas surhomme, mais surgène de par un fabuleux protocole zoroastrien !…
4. Ce qu’on appelle faute originelle n’est pas une faute mais une malfaçon ; l’intrusion fortuite et accidentelle du vide dans le corps ; l’insémination d’un élément déficient, d’une particularité qui nous entache. Je me suis réveillé monstre, animal habité par un matériau inidentifiable qui fait se retourner mes yeux sur moi-même. De là, l’infinie interrogation du vide, le besoin impérieux de faire le chemin de retour, pour revoir la genèse de ce retournement… Pour savoir ou pour me mettre à l’abri de l’intenable questionnement : de quoi suis-je l’incarné ? Je peux me défaire dans le processus régressif, m’imaginer revenant à l’état embryonnaire afin de dissimuler ma monstruosité envers le contentieux généralisé des regards égarés qui me scrutent. Ou encore, au-delà de la régression, n’être plus, m’insinuer dans ce lieu génésique, intimement prénatal, où tout s’abîme dans l’énigme originaire, le vide plein des touts et des riens. Déficience, car comment s’amarrer à ce qui n’existe pas ?
5. Disastrato : mais voit-on l’étoile que l’on voit ? À qui l’on prête le dessein de nous nuire ou de nous guider ? On sait depuis peu qu’il y en a que l’on voit double, l’étoile d’un ciel se dupliquerait sur l’interface d’un autre ciel, sa lumière nous parvenant diffractée par les champs gravitationnels de masses galactiques tierces. Intolérable multiplicité des étoiles ! Désastre et inhospitalité stellaire : la seconde étoile étant le duplicata de la première qui, corrélativement, serait la réplique de la seconde, ce qui les annule dans une opération fictive pour laisser un vide à son tour fictif : équation de l’absence. Même une étoile n’est pas unique, et il a fallu que la raison entre en extase, qu’elle donne toute la mesure d’elle-même, pour se convaincre que l’ordre énigmatique, qui assujettit le corps, régit également l’Univers. Devenant l’unité imaginaire à partir de laquelle on peut élaborer toute la théorie d’un ordre dans le désordre, on fait de l’étoile première une convention, une fiction légale à la dérive dans l’océan vibratoire du chaos. Narrer le désastre, c’est narrer cette fable. C’est dire ce qui à tout instant peut s’effacer de l’espace céleste, nous laissant choses à la dérive, choses entées à rien, livrés à notre fantasme d’être. Le désastre - ou l’astre problématique -, c’est le peu que nous sommes quand le virus du rien nous ouvre les yeux sur notre fondamentale inexistence. Et qui fait que ce n’est qu’au moment où une chose disparaît qu’elle signale sa présence : te sachant disparaissant, et alors seulement, ma conscience m’apprend que tu fus là.
6. Le rien est l’anticoncept de l’unité ; le rien relance tous les concepts, mais pour la gloire du rien. Le rien est même la négation du rien. Inutile d’y chercher une essence, cette recherche se déligitime constitutivement ; le vide, le chaos, la surabondance du tout nihilise la pauvre raison, et c’est avec cette négativité pure que la raison doit se débrouiller. Le nihilisme authentique est un bricolage. La véritable pensée n’avance qu’en bricolant. Le bricolage ne mène à rien d’essentiel, mais le monde est sans essence, et tant pis pour l’esprit activiste de raison, produit panique de ce bricolage obligé. Rien : point de départ et d’aboutissement, instant infinitésimal tout juste capable de surprendre une chose, instant voué à cette seule surprise, celle de se savoir contingent, sans essence. Le rien dévoile la contingence : ce qui est palpable est sans essence, sans essence parce que palpable, mais palpable comme surprise pure de se savoir apparaissant dans le mouvement même de sa disparition. Cette surprise, cette émotion, cette catastrophe chimique d’une chose contingente qui se sait disparaissant au moment même où elle se sait, n’est rien que l’un de ces infinitésimaux points sans essence qui sillonnent et moirent le monde tel qu’il est.
7. Le nihilisme bien compris répond le mieux aux paradoxes, à l’absurde question leibnizienne posée au faîte de l’extase de la raison : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, et pourquoi ainsi plutôt qu’autrement ? » Le nihiliste répond que rien et quelque chose s’équivalent, sont parfaitement interchangeables, cohabitent indistincts non pas dans la mêmeté mais dans une mutliplicité sans prérogative ; que l’ainsi et l’autrement sont une même expression du monde impermanent, du monde en motion et tellement multiple que la raison extatique s’invente de diaboliques dispositifs afin d’« interner à perpétuité » les phénomènes en ses murs de notions claires, simples et uniques. Car, si « nous ne pouvons pas sans fin être ce que nous sommes » (Bataille), nous ne pouvons pas davantage rester ce que nous ne sommes pas. Il faut se coucher sur cette scène de tous les simulacres et de tous les massacres, puis simuler toujours plus, toujours plus loin ce qui relève de cette fiction, jusqu’à ce que, dégoûtée d’elle-même, elle nous concilie avec le vivre et l’agir du fantasme natif.
8. Nihilisme : quelque chose qui n’est pas manque à l’appel du Tout. On dispose de quelques moments à peine pour faire du liant sensoriel avec des fables, et la fable nouvelle a toute l’apparence d’une réalité, d’un soleil de plomb, par exemple, surgi du Rien, d’un oiseau virtuel volant au-dessus d’impalpables paysages de prés et de bocages, d’un jardin édénique nous prodiguant des sensations de gazon et de pâquerettes, jusqu’aux fables moins affables, si bien que nos sens font sens au cœur même du n’être-pas. Donc « plus nous crions à la cassure, et plus nous provoquons l’harmonie ; plus nous jetons à la face de la ruine des visions de ruine venues de l’esprit en ruine, et moins la ruine menace de nous écraser » (Ceronetti). Car comment écraser ce qui n’est pas ? Mais l’autre laisse « entendre » son cri d’écrasement, et nous y répondons par le rire et le meurtre.
9. Car, enfin, on en est là. Sous l’empire de l’unique, les massacres ont eu lieu au ras de la planète, ils se propagent, la mort fait l’histoire et l’histoire redouble la violence de la mort ; l’hospitalité originaire n’est plus de ce monde et on ne reçoit plus l’autre que pour d’opportunistes raisons, des raisons assassines qui cherchent à invertir le « je est un autre » en « je est je », à l’exclusion du reste.
10. Pourquoi ne pas travailler le désastre comme une matière précieuse, le tailler avec ciseau, coin, burin, innerver de sueur et de sang cette matière virtuelle d’entre les matières virtuelles, lui instiller du désir, l’émouvoir, lui donner la forme illusoire d’un affect, l’informer d’affect afin que notre stupéfaction, par sa médiation, rejoigne la stupéfaction du monde ? Et nous, alors, perduta gente ! faits de petites instances moléculaires virtuelles montées en puissance de fiction, étoiles multiples, solidaires du désastre (in solidum, « solidairement », « commun à plusieurs, chacun répondant du tout »), unis autour de lui, nous recueillant auprès de lui avec notre machine désirante vouée au rien. Je me réveille enfin ; de l’impossible rêve le désastre m’a guéri… La volonté peut faire mourir plus sûrement, plus vite ou plus lentement selon que, joueur d’échecs et différant le « nul », je prête un statut provisoire de légitimité ou d’illégitimité à la fable versatile. Mais lui assigner un statut transcendantal tient de l’aberration pure et simple, en vertu du principe d’incertitude qui veut que la santé ne soit qu’une vieille légende inventée par des valétudinaires à l’intention des grabataires. La genèse continuera sans nous d’accoucher de nouvelles livraisons centauriennes, de produire d’autres avortons, ou plus rien, selon sa fantaisie. Ce que l’homme sait aujourd’hui, et qu’il ignorait hier, c’est que la communauté hominienne est une communauté hospitalière, dans le sens d’abord clinique du terme. Que la réponse de l’homme à lui-même, de la déficience à la déficience, est un malaise récurrent ressenti devant l’« inexistence transcendantale » d’une chose sans cause ni raison et qu’elle n’a qu’un advenir transgressal, elle peut transgredi, (lat. : « passer outre ») l’empire de la Fable en ramenant ses fictions aux confins de la chose, contrevenant aux édits et aux bulles vaticanes de l’Être, ramenant ce dernier à l’étiage du presque rien.
11. C’est donc la transgression de la maladie qui devrait désormais retenir notre attention. Et de ces transgressions, la nature et la tekhnè fournissent les recettes et les moyens. Tout faire pour rendre hospitalier notre environnement d’inhospitalité ; tout mettre en œuvre pour tenir à flot - et non point pacifier - sa boîte noire chimique ; s’inventer et se prescrire pour cela ses ordonnances ; psychotropes, drogues douces, et ses fables taries à la mesure de dame nature, afin de prolonger le collapsus comme fantasme suave, comme fiction habitable le temps d’un onirique séjour. Ni plus ni moins.
12. Et n’est-ce pas dans les régions les plus rudes, désertiques, sauvages, que l’hospitalité primitive - qui porte en elle sa toute naturelle empathie - s’exprime avec le plus d’acuité ?