The City I Hate to Love

par John Gelder

Il y a deux façons de voir la ville : avec le regard blasé et myope de la routine ou avec le regard ouvert, attentif de l’ethnologue ; deux attitudes face au sublime pourrissant, aux fièvres érigées en monuments, à la déliquescence architectonique. Le regard blasé se contente du réel, ce qui existe, se meut, s’agite, meurt : le quotidien. Pas de questions métaphysiques, on consigne Zoo story, le luxe et la corruption sous toutes leurs formes. On marche dans l’excrémentiel sans se poser de questions sur le monde. Les sans-abri sont des sans-abri, les sidatiques des sidatiques, les latinos des latinos et les ghettos de lointains mouroirs. Wall Street – le WTC – brasse des milliards ? Et bien ! Qu’il les brasse. Couple maudit, misère et corruption marchent main dans la main, comme des damnés sur le goudron d’une Sodome et d’une Gomorrhe reconstituées ; l’œil blasé n’a pas d’état d’âme. L’autre regard, celui de l’ethnologue, observe avec une passion éminemment discriminatoire toutes les formes de la scatologie humaine ; il s’essaie à des jugements statistiques : 80 % de décomposition morale et physique avancée, 19 % de bonne santé et d’énergie suicidaire, 1 % d’étonnement et de découvertes inédites.

Cette ville, qui se dit la première du monde, n’est qu’un pourrissoir. Ce qui s’y meut encore feint de vivre. Avisez ce paysage à partir du plus haut de ses édifices titanesques : un squelette – géant insulaire – s’étale, côtes dressées, dans le cloaque d’une baie. On lui a sucé jusqu’à la dernière goutte de moelle. Amas cellulaire, humeurs, tout le jus d’un corps en survivance précaire suinte et s’épanche de sa carcasse pour aller se répandre dans de fumants caniveaux. Par-ci, par-là, des bas morceaux, des organes détachés de ce vieux corps méconnaissable paraissent animés d’une inquiétante vitalité résiduelle. Ces chairs arrachées à un ancien bonheur gras, vouées à une tératologique autonomie, se fraient leur chemin en une reptation obscène vers d’innombrables incinérateurs ou des appareils de cryogénisation. Tout est imbibé de cette méphitique viscosité. Il en émane un gaz actif, inodore mais vivace, qui vous saisit à la gorge et vous serre le cœur.

Ici, l’Humain pavoise. Ici, l’Humain exhibe ses plaies, ses scléroses, ses nécroses, ses lèpres. Une ultime entente virale – une espèce de consensus dans l’extrême dégradation – édicte les règles d’une économie dernière : l’économie de la décomposition. Aussi n’est-il pas rare de voir se constituer, sur les vestiges d’anciennes fortifications humaines, quelque foyer de réanimation ; une millénaire volonté maintient ce qui n’est plus que débris. Celle-ci est toute technologique ; un système numérique à haute définition commande la survie.

Dira-t-on assez les clameurs étouffées, les gémissements murmurés, cette nouvelle et encore indéfinissable résonance de mille bruits en compression… qui, par vagues continues, déferlent sur les vallées de la mort ? Une syntaxe plaintive incapable de structurer ses signes, impropre au dire, inapte à la parole, un hourvari hystérique tisse sa toile complexe dans ce territoire grumeleux, par ses antiques hôtes abandonné. Mais ces signes, on les sent vifs et intenses dans leur inconsistance sémantique, propres à traverser toutes les matières, comme si, en écho aux convulsions auxquelles la déjà ancienne piétaille fut soumise dans son agonie, ils reconnaissaient quelque antédiluvienne mélopée, comme s’ils étaient d’elle complices, comme s’il s’agissait là d’énigmatiques retrouvailles entre fragments sonores d’une mémoire coupable. Il n’y a jusqu’aux bourdonnements des machines micro-processionnelles avec leur chant numérique qui ne participent à ces émissions sémiotiques inédites, se perdant aux confins de l’Univers, comme pour l’informer du collapsus d’une espèce au terme de son évolution.

Ici, au sein de ce délabrement érigé en système, une force rétrovirale, s’habillant de dignité et de bienséance, feint encore, en un pathétique aussi cruel que vain, d’observer l’étrange protocole d’un ordre résiduel. Ses adeptes entendent sauvegarder hic et nunc les rites méphitiques de la nuit absolue.

Voyager est passer d’un cyclone à un tremblement de terre, d’Est en Ouest. Le désastre se refait une santé, indifférent aux territoires de perdition. C’est un oiseau migrateur. On y rencontre plein d’hommes qui, entre deux réclusions, respirent avec délice un petit bol d’air frais. Ne pas écouter les rabatteurs d’aventures qui disent qu’il est aussi enrichissant de ne pas simplement bouger de Paris, qu’il y a là du New York, du Chicago, du Denver ou même de l’Albuquerque. C’est faux. Lutèce est une malade défigurée qui s’asphyxie lentement le long des rives bétonnées de la Seine. Ici, cela tremble de partout, mais partout il peut être donné de dénicher des coins préservés, des petits espaces miraculés. Partout, on trouve une poignée d’individus qui, à eux seuls, sont capables de racheter les offenses de l’innombrable masse. Figures blanches, noires ou basanées, étincelant d’angélisme tel un paquet cadeau dont on aime à imaginer la fraîcheur encore intacte, qui rachètent une cohorte d’éclopés et de monstres avérés. Ne pas songer, en ces instants rares, que ça ne résistera pas longtemps aux radiations diverses qui à chaque heure de la journée et de la nuit les bombardent. Je peux encore vous organiser une bonne douzaine de fêtes païennes ! Sinon, rentrez à votre hôtel, couchez-vous, tirez les couvertures sur votre tête et faites-vous invisible. C’est vrai qu’il y a des peuples qui paient de famine et de mort d’avoir voulu quitter leur terroir. Restez chez vous tranquille, comme y exhortait Pascal, mais ne vous plaignez pas que nul ne vienne frapper à votre porte…

Certains architectes développent des « paysages de répulsion » dans le but d’avertir les générations futures de la présence, sur le site, de gisements de déchets radioactifs. Ils ont tort, car l’humain se délecte des excréments technologiques en proportion directe du dégoût que suscitent les déjections de son propre corps. Observez la terre à vol d’oiseau, c’est un paysage balafré, tailladé de toutes parts par le scalpel humain, depuis les entrelacs marigoteux d’antiques Amazonies jusqu’au pied de montagnes provisoirement encore invaincues… toute terre est consommable, et on ne se prive pas de donner libre cours à son appétit ravageur.

Analogie fatale entre phobies hygiénistes et mutation active : effacer de son corps les stigmates zoologiques au moyen de manipulations génétiques. Enfanter des monstres technologiques et aseptisés plutôt que d’extraire du liquide amniotique le petit animal qu’on soupçonne d’avance de développer au cours de sa croissance son lot naturel de dérèglements. Muni de fumeux paradigmes tératologiques astucieusement ficelés au jour le jour, le troupeau trop humain avance dans son bonheur pataud et sa bonne mauvaise conscience vers la barbarie numérique, avant de disparaître en graillons dans les incinérateurs à sous.

Bâfreurs bouffis biologiquement bazardés.

L’Amérique : aboutissement de l’aventure hominienne, son apothéose ironique ? Des grumeaux de l’espèce défaite baignent dans le précipité des chairs en décomposition, un vortex où s’abîment pêle-mêle toutes les singularités – qui ose encore parler de qualités ? – que l’humain a pu produire au cours de son involution.

On se tenait debout au coude à coude, au milieu de ce maelström délétère. Il nous suffisait de quitter vite une route ou deux pour quatre murs, où, à l’abri en quelque sorte dans notre sas de décompression, nous pansions nos plaies et nos blessures. Se faire invisibles, de New York à College Park et se recevoir 5 sur 5 dans le grésillement du collapsus environnant. « Que faire quand il n’y a plus rien à faire ? » as-tu dit. Continuer, se maintenir, arrimés dans une nudité hospitalière, dans une presque ascèse où chacun, à sa manière, s’autorise à instaurer sa fête et y allume de discrets lampions. Il nous fut donné, entre nos quatre remparts protecteurs, de construire à l’étiage convenable de l’humain notre fragile territoire électif. Notre réciprocité était une manière de palestre mentale : ne pratiques-tu pas les arts martiaux ? Ceux du corps comme ceux de l’esprit ?

D’épaisses chapes d’abstraction font que l’idée que l’humain se fait de l’homme n’atteint plus ce dernier ; impossible de le désigner : les lunettes électroniques, machines d’abstraction, décèlent au cœur du chromosome la chosification du concept d’éternité, l’équation qui dépiaute l’homme de son antique chair pour le régénérer en poupée Barbie. Faible, le voilà fiable ; sanglé dans la camisole de force de l’Idée : the Concept. Alors on peut l’abattre, car on n’abattra en l’abattant qu’une idée remplaçable. On ne tue pas l’humain en tuant l’homme. Ce serait pourtant le seul « salut » qu’on pourrait attendre d’un tel sacrifice. L’archétype – blanc, noir – n’est plus qu’une reconstitution, comme les tablettes de cacao sur les rayons d’un drugstore à Tomales. Reconstitution du corps archétypal, assistée de toute la panoplie du matériau réparateur ou modélisateur ; non plus idéologie d’un Übermensch pour État-nation visant l’avilissement de l’homme, mais idéologie de l’État marchand en quête de séductions vénales. Produits pigmentaires, prothèses oculaires, capillaires, la camisole de force reconstitue le souvenir d’une figure divine où les hormones et les appareils de musculation tiennent lieu d’agents de transsubstantiation. Mais, derrière ces masques, c’est un enratissement rampant qui prépare l’ère d’extermination définitive de l’Untermensch.

Grandiose entreprise de mise en commun de la reconstitution. Tous y marche bien, la richesse et la pauvreté atteignent au degré de perfection dans la contrefaçon. Plus qu’au temps des Pères, plus qu’au temps de Silicon Valley, l’Amérique est révolutionnaire, ayant sauté le pas du xxe siècle. La prothèse et la reconstitution devenues la mesure et la démesure de toute chose, l’Humain y trouve sa réalisation suprême. Le parler n’y est plus le parler, le sexe n’y est plus le sexe, l’excrément n’y est plus le caca. Un livre n’y est plus un livre et, bientôt, un ordinateur n’y sera plus un ordinateur… Expurgé de toute chair (même le sensoriel est prothésique), le deuil étant fait de toute identité centaurienne, le miroir renvoie le reflet unifié d’un pluriel parachevé dans la résolution numérique. Tous les fils naissent bâtards, tous les pères sont stériles, toutes les mères sont des couveuses : on naît nul, progéniture de personne. Ces fils de personne furent pourtant fils d’Européens.

Quels monstres vont à leur tour engendrer ces derniers ? L’étoile mauvaise de leur tout proche avenir est l’outre-atlantique, la chair reconstituée de leur carne vieillissante, leur malédiction déjà en marche, leur proche Jugement dernier, le prix à payer pour leur millénaire faux-monnayage et leur cauteleuse éthique !

Et si les alizés du mal – contrevenant à toute fatalité météorologique – allaient d’Est en Ouest, du désert du Levant à ceux des côtes amérindiennes du pacifique ? J’aime à fouler ce sol, sur le pas de mes ancêtres persécutés ou persécuteurs. New York et ses réminiscences bataves, Bogota et ses ombres catalanes, la Nouvelle-Orléans et ses fantômes orléanais, me sont comme un pèlerinage sur le lieu improbable où l’être fictif que je suis se met en quête des repères de sa propre fable. J’aime ce pays pour le paradoxe qu’il incarne : le rêve américain, au-delà de ses connotations marchandes, est le point de jonction entre l’innocence d’un infoulé et la somme des malices des hordes sauvages venus de l’Est d’outre-atlantique, avec la vitalité de leurs fièvres antiques et médiévales, leur divine arrogance et leur déchéance expiatoire. Le mal germe à l’aube et fleurit au crépuscule : la nuit américaine compte ses mutilés, ses cadavres et ses convertis à la religion du pire. Le mal évangélique, stratifié, rigidifié, recyclé, reconstitué, algébrisé et réincarné en de complexes phénomènes technologiques, transforme le continent en base de lancement, où de phalliques arches pointent vers le ciel, prochaine et ultime étape de la conquête, vortex galactique où débonderont, pour y disparaître dans une immortalité fictive, les rêves angoissés des mortels.