L’EMPIRE DU DÉFAUT

 par John Gelder

considérations sur les espaces d’exception

« Dans ces lieux s’applique un régime d’exception,
celui de l’arbitraire de la charité,
celui de la dépendance totale. 
 »
R. Brauman

« L’espoir signifie avoir des expectatives quand la situation est autrement désespérée. »
Gilbert Keith Chesterton

Oikos ( grec : demeure mison, cf note bas de page) © Jaherson : Oikos* (ou l’Alchimiste de formes nouvelles)

 I - Du Défaut.

Le flux tendu des corps - sphères fendillées de toute part. Corps jeunes. Passifs, avec cette sève de violence et d’affect. Ruinés, ruineux, ovnisés, appropriables, corps pourvus, trop familiers, bouches, voix, conscience, croyances, affluant en hordes ensauvagées, gamètes pénétrant de partout l’espace d’une Norme illusoire mais qui a "forte" presse dans le Monde…

Quel Monde ?
Comment extirper ça ? Qui se met au travers du corps et de la pensée - ou instille sa pesanteur dans l’âme, cette brumeuse qui se répand dans nos organes, qui infecte notre sang ? La nuit tranquille, solitaire et… ce Monde… Le troupeau s’est éparpillé, disséminé, évaporé dans cette nuit d’entre les jours - et le Monde. Provisoirement, sans doute. Provisoirement mais au bout de l’interminable chaîne des provisoires veille le définitif.
Demain, définitivement.

Un jour à venir. La brutalité, la barbarie du définitif. L’implosion ou l’explosion des libidii. L’extinction des feux, toujours, guette le monde des hommes. Un jour, sous quelque forme singulière, sous une quelconque forme, le monde des hommes basculera dans le Monde sans hommes.
De ci de là, les prolégomènes. La pensée en déshérence, les collapsus de l’affect - mises à l’étiage minimaliste, puis petites résurrections.
Mais La Rédemption ?
Ce fantasme-là a été mis au rebut. Plus guère opérationnelle ? « Heureux celui qui lit, et ceux qui écoutent les paroles de la prophétie, et gardent ce qui s’y trouve écrit, car le temps est proche » (J. de Patmos). Celui d’une déferlante ?
Nous sommes délivrés de rien mais pleins de Tout. Tout, - l’altérité qui s’excéda en multiples défauts illusoirement ajustés. Un jour cela sentit l’être dans les marais du Levant. Avec l’esprit, advint le Défaut.

L’ère que voici : celle d’être le premier et le dernier.
Défaut. Mourir dans le multiple doute pour revivre dans le temps fini du Défaut. La couronne de vie du Défaut. Ainsi peut-être le vainqueur ne souffrira pas de la seconde, de l’énième mort.

Nos bouches furent des glaives. Nos dernières œuvres ont dépassé en nombre les premières (ibid. 2). Lui, qui nous jette un lit d’amère détresse. Lui, qui est celui qui scrute les reins et les cœurs. Lui, qui rend à l’homme selon ses œuvres. *

L’Esprit ? Plus guère d’hospitalité sous le Dôme, dans la Sphère, la case de rassemblement - que promiscuité, que rencontres (virtuelles), que distraction et concurrence, que maladie, que faiblesse aussi, rêves habillés en cauchemars, cauchemars habillés en rêve, et un je-nous, une solitude multiple dans le grand jeu du Défaut. Voilà l’Esprit de la Jérusalem nouvelle !

Croire à l’injonction : « Tiens ferme ce que tu as, pour que nul ne te prenne ta couronne. » Nulle tête cependant à qui elle séerait désormais.
Il y eut des mises en garde : (ibid. 15) « Je sais tes œuvres : tu n’es ni froid ni bouillant. Que n’es-tu froid ou bouillant ! Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche. » 

Oui, en vérité, ce fut là le sentiment juste du Défaut incarné. Nous avons cru être aimés, mais l’ère du Défaut advenue, on a été repris et instrumentalisés. Repris, recorrigés, errants.
Du rêve de perfection à la réalité éprouvée du défaut, nul chemin, mais cheminement. Cheminement hasardeux. Rencontres, accidents, rayonnements, désaffections, bruit et fureur, solitude, maladie et quelques convalescences. Cheminement. Hors du dôme de l’ancienne Fable, sphère disqualifiée, bulles et scories… Demeurés du vrai, transitaires de l’erreur, corps sans demeure, corps à camps, et rien que cela, à prendre, à posséder, à jeter… Pour combien de décennies à venir ? Corps à camps…

« Créés comme des solutions d’urgence, les camps représentent petit à petit le cadre de vie quotidien de leurs "habitants" pendant de longues, très longues années, parfois des décennies. Sans avoir la maîtrise du temps ou des politiques qui les concernent, les réfugiés se trouvent alors de manière permanente dans des espaces d’exception. N’ayant pas le droit de circuler ou de travailler dans le pays où se trouvent les sites du HCR (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) qui les accueillent, ceux qui sortent des camps sont clandestins. Ils ne possèdent aucune citoyenneté de fait (ni celle du pays qu’ils ont quitté, ni celle du pays d’accueil). Ils ne relèvent pas d’autre « droit », en fait, que celui que dictent les individus qui détiennent là le pouvoir sur leur vie. » (M. Agier)
(Dans un monde écrit en son dedans et son dehors (5-1), ayant inscrit la connaissance jusqu’à sa brutale exscription en dehors du phénomène ; (3) l’œil mis en demeure de connaître pour satisfaire le pouvoir, celui d’agir dans l’accroissement d’une maîtrise totalitaire et tyrannique, jusqu’à l’immolation des sujets et l’asservissement des objets. Immense est le pouvoir des sachant-se-sachant ? Infâmes leurs actes pour nous, sous-sachants, transitaires et cheminant ? Ou bien agit en eux, - et en nous- de façon privilégiée, le processus défectueux, glaives boiteuses, cœurs déchirés, vaines thérapies ?)
« Ils sont là dans les tentes de transit depuis des mois; mais déjà il semble bien les connaître: il menace un jeune qu’il soupçonne être délinquant ou voleur, embrasse une jeune femme, est enlacé par un jeune homme, entre et reste dans les tentes comme il l’entend… » (Ib.)
Un livre du monde mondain devenu sans repères; et les (11) voix de l’ordinaire ne peuvent plus que se taire autour du trône de l’ancien règne, par myriades de myriades et milliers de milliers. Indigne est devenu l’homme devant l’homme ancien: indigne de la faute qui se voulait rédimable d’une quelconque façon (12).

Il n’était plus de temps pour partir en vainqueur pour vaincre (2).
Il n’était plus temps que pour s’entretuer (4).
Il vint le temps de la marchandise et du marchandage (6).
Il vint le temps des quarts mondes, du déshonneur, de la famine et des tueries (8).
Le temps des charniers (9).
Car tous ceux qui se croyaient frères étaient voués à la même fin (11). *

On sortit de l’histoire pour rentrer dans la géologie terrestre; il se fit un violent tremblement de terre. Le soleil devint noir, les étoiles du ciel tombèrent sur une terre aussi malade que l’espèce: il se retira (12) comme un livre qui roule, tous, des plus riches aux plus pauvres, se cachant qui dans leurs abris souterrains, qui dans les rochers (17). Car était venu le grand jour de la colère et qui pouvait subsister ? (17).
Il fallut que la grande fraternité de défaut se constitua - l’espèce solidaire de sa nature accomplie d’inachèvements et d’effondrements immunitaires. Sur terre et sur mer, à la flore et à la faune (3) venait la grande épreuve, invoquant quelque pouvoir disqualifié d’avance, capable de sauver leurs enveloppes condamnées ?

Car, un tiers de la terre flamba. Le tiers des arbres flamba (6). Le tiers des navires furent détruits (7).
Beaucoup d’hommes moururent des eaux devenues amères (11) Et le puits de l’abîme s’ouvrit, et il monta (2) une fumée comme celle d’une grande fournaise.
Voici l’époque de nos tourments, car nous savons notre savoir et l’essence de nos actes : Ahaddon ! Appolyon ! (12).*

Au-dedans, mais contre le Défaut désormais il faut survivre ou mourir. 

Avec le défaut comme prémisse d’une réalité nouvelle, et une espèce remodelée par la main "manufacturière" ? « Ce serait de résister, par tous les moyens, à la mise en place à l’échelle mondiale d’un régime d’exception réservé à des millions de personnes indésirables qu’on cantonne dans des camps, sur des îles, des ports et autres quarantaines de longue durée, faute d’avoir à leur égard une réflexion et un politique inclusives capables de les ramener dans le monde » (Ib) ? Quelle raison exsudera cette "politique" ? Faudrait-il rendre désirable l’indésirable ? Cultiver, mettre en culture ? Corps autrement gendrés ? Mâle ? non, femelle ? non, neutre ? non - la réponse oraculaire gît dans le mouvement évolutif qui dans le temps des temps, historiquement, phénoménologiquement, biologiquement jeta là les corps récents, aujourd’hui faisant face à la chose agonique.

Alors, où êtes-vous ? Parmi les prostitués ? Nos liens se distendent. L’étreinte si peu attachante commise avec les chefs te dispense certes du règne du travail; dans notre confinement concentrationnaire, sous l’œil concupiscent ou distrait des maîtres, tu reçois tes aumônes et crois ainsi reconnu ton talent. Tu guettes un besoin et, l’exauçant, ravis du même coup la vedette à d’autres corps en peine de reconnaissance. Petits diables et diablesses pour demi-démons (tandis que l’Archonte amasse les capitaux, entasse les déchets d’uranium, entretienne le feu de la guerre (sainte) et joue au Casino la survie de l’espèce).

Dans le monde ainsi devenu informe, nous sommes la petite monnaie morphogène, organique, nombreuse et interchangeable. Cette interchangeabilité qui nous éloigne les uns des autres. Stars d’un besoin par semaine, par jour, par heure aussi… Nos propos minimalistes motivés par une pudeur déplacée, inutile, dilue cet être-ensemble sans l’être propre qu’est le nôtre, selon un processus de désontologie. De séparolologie.
Comble d’ironie, les Archontes ne sont pas de la race des Titans. Leur puissance, leur félonie œuvrent en surface, fonction directe de la superficie: tempêtes de poussière, engendrement de fléaux inédits, mais létaux toujours… Ce qui nous console de ces Satans, c’est de ne pas aimer la vie au point de craindre la mort : pour rendre la monnaie de leurs pièces, nous pressentons que l’une et l’autre se valent, mort et vie, précipitant de la sorte le chaos des valeurs fétiches - nous-mêmes fétichisés - au moyen desquelles les sataniques fictionnent leur Empire.
Notre Défaut constitutif nous porte à l’auto-célébration suicidaire.
Pour susciter la crainte du Tout-Puissant, nous offrons notre vie pour une myriade de morts d’équivalants affidés.
La bête à qui nul n’est comparable s’appelle multitude.
Une première dans la saga de la Folie de l’espèce. Psychose de la reproduction : "Ma progéniture est mon assurance vie" ou : "Il nous a quitté à ma naissance, nous étions quinze, j’en ferai seize pour me venger de lui" ou "Cela se fait comme ça" ou "On m’en a commandé trois pour la recherche", sept milliards - et des milliards d’existences en miettes voués (57% ?) à l’asservissement, la noyade, le suicide, la solitude ou le Dispositif de Jouissance du Monde de ceux qui, au jour le jour, font le Monde qui déjà n’est plus que Géhenne.

La bête des flots de Patmos. L’arrogance de sa bouche est la nôtre. La bête à qui il est donnée de combattre les saints faux-monnayeurs. La bête adoratrice de tous ceux dont le nom n’est pas écrit (13/8) depuis la fondation du Monde nous désunira en une délectable conviction morose. * En nos esprits elle est imprimée comme l’image de nos frères déchus depuis le début de l’ère du Défaut.
Ainsi, contre le Défaut nous cultivons en nos corps l’apogée du défaut, jusqu’à son apocalyptique consommation.

Lisons un rapport, prenons connaissance d’un principe théorique, avisons le réel : tout faux ! Toute prévision est mauvaise vision. Pour l’œil et le cerveau de l’anthropoïde, croire en la nature-telle est folie, comme une foi unique. Écoute la voix extatique du vieux prophète : "C’est pourquoi soyez dans la joie, vous les cieux, et vous qui y avez votre demeure". Démence ! "Malheur à vous, la terre et la mer, car le diable est descendu vers vous, emporté de fureur, sachant que peu de temps lui reste" (12,12). Démence qui ici tombe néanmoins juste. Devant la face de l’anthropoïde : l’aléatoire. Faisons face à l’aléatoire. Ne croyons à rien qu’à la violence de l’instant, à la lame qui pénètre, à la main qui caresse - c’est le même crime, la même perversion aux effets aléatoires.
Croire en la nature est folie. Se réclamer de lois de la nature est folie. Newton fut dépassé par Planck, puis Planck par lui même. Un quanta vrai multiplié par un quanta vrai, exposant énième est une quantique fausse, un cantique dissonant.
Sciences exactes signifie avoir vite tout faux. Rien de ce qui est centrique n’est vrai; l’homme moderne, (une ou deux fois dix-millénaire) se croyant humain a tout faux - il est défaut. La chose humaine est vraie quand elle engendre ou tue. La science de Newton dit vrai pour la gravité du globe. Mais éloigné de lui, sa loi est effet d’un autre effet (hors cause, donc nihil), elle ment, elle trompe, elle se leurre, le défaut apparaît dans "son" universalité, le corps explose. Toute loi est donc à la fois vraie et fausse, selon.

Ce qui n’est pas "selon" dans ton esprit - et l’esprit est incapable de vivre ce selon -, te précipitera dans la violence : mort, maladie.
C’est ainsi qu’un arbre est un cercueil. C’est ainsi que le bon oiseau est de mauvaise augure comme le bon augure peut provenir du mauvais oiseau.
C’est ainsi qu’il y a des lacs de schiste et de fontaines de granit. C’est ainsi que la chrysalide devient feuille. C’est ainsi que la montagne crache du feu, l’oxygène devient suffocation, le soufre bénédiction… C’est ainsi, c’est ainsi… C’est ainsi que tu adores l’immonde que tu abhorres. C’est ainsi la magie. La folie se sachant Défaut, le Défaut chantant, et ces voix qu’on entend dans une douce démence, comme le chant de joueur de harpe effleurant son instrument. Mais les Sirènes de l’autre fable, plus fiable… C’est ainsi l’instrument, c’est ainsi le toucher et c’est ainsi que nul n’apprendra en dehors de l’aléatoire du Défaut. Ce sera ainsi : magie morphique.

Pour connaître la magie, connais tout mais ne te connais pas toi-même. Ou, plutôt, oublie-toi et regarde les regards, les yeux et derrière eux, intensément. Réel inclus. « Aujourd’hui, plus que jamais, les leçons des romans de M. Duras sont d’actualité: la façon - la SEULE façon - de vivre l’accomplissement d’une relation (sexuelle) PERSONNELLE intense ne consiste pas pour le couple de se regarder dans les yeux en niant le monde environnant, mais, main dans la main, de regarder ensemble vers l’extérieur, une point tièrce (La Cause pour laquelle tous les deux combattent, dans laquelle tous deux s’engagent). » (Slavoj Zizek, Homo Sacer in Afganistan, Lacanian Ink, N° 20, New York)

Mon grand tourment n’est pas la Mort - a fortiori pas la mienne ! Mon grand tourment est l’ignorance de l’hominien quant à l’ampleur du crime qu’il porte involontairement en lui. Ma grande révolte s’adresse aux sous-hommes - agents et opérateurs et quelques milliards de complices - tueurs avérés du vivant et dont me console (tristement) l’idée qu’ils crèveront comme les autres : que leurs cadavres soient donc maudits !
Vous, petits prostitués, venez. Je vous montrerai le jugement de la grande prostituée. Avec elle les rois de la terre se sont prostitués, et les habitants de la terre se sont enivrés du vin de sa prostitution (17,1).

II - De l’Anti-Défaut

Comment définitivement vivre avec la certitude d’un monde humain bientôt irradié à plus soif ? Comment vivre avec la certitude finale que le quatrième holocauste aura lieu, les tickets explosifs étant en analogie absolue avec le défaut qui provoquera la réaction mortifère fatale ? Que le défaut à court terme est à la base même du cataclysme. Défaut phylogénétique, ontologique d’un corps transféré mathématiquement, techniquement dans la machine (numérique) : symbiose diabolique, dépassement nécromagique de l’abstraction binaire dans le trou noir du principe de la contradiction.

Comment ?
Comment dire aux vivants qu’ils sont mort déjà de par leur propre volonté d’être plus vivants que vivant, et qu’il y a là peut-être une chance ?

Tu veux vivre ?
Tu veux vivre aujourd’hui ?
Tu veux vivre aujourd’hui dans l’environnement du monde des hommes ?
Alors tu vivras en sachant ton être confiné sans issue contre le rempart de l’extinction et face aux gouffres de la mutation.

Magie ! Tu n’es plus ou alors tu n’es déjà plus qui tu es.
Magie tiède, ni brûlante ni froide, qu’en faire ?
«  Il est donc une loi dans la nature, c’est qu’il y a une influence mutuelle de la totalité des corps, et fréquemment elle s’exerce sur toutes les parties constituées et sur leurs propriétés… De ces parties éminentes ou extrémités, s’écoulent et rentrent des courants… Les crises sont plus ou moins évidentes, plus ou moins salutaires, naturelles, occasionnées… » (Mesmer, P.Sloterdijk, 247)
Quelle mesure politique défectueuse contre le myriadique défaut ? Quelle mesure pure m’épreint de vive sensation faunesque, floresque, scrofuleuse ou enivrante ?
J’aimerais que tu parles comme parle l’anus du Taureau. J’aimerais voir à travers ton œil comme le bonobo hume la vulve de la femelle. J’aimerais te voir sévir comme un nombre entier dans une fuite mathématique.
J’envie la connaissance de la bouteille en qui l’ivrogne pique du nez. Participer à la noyade de l’ovule dans un bain de sperme où naît la vie. Extirper de ton cœur tous les méandres qui composent ta (défectueuse) voie royale, comme l’aigle arrache les boyaux de la charogne.
N’y a-t-il pas des étoiles cannibales en dépit des cieux intègres ? Te connaître éminemment comme l’eau opulente le lit des fleuves. Être de tous les étiages, du limon sec et craquelé jusqu’aux débordements diluviens. Être le bris du glacier et laisser sourdre de mon ventre la brûlure qui réchauffe toutes les planètes.

Être enfin dans le régime du Défaut, infime mais infini - enveloppant mais invisible - nulle part, mais nu et ouvert de partout.

Comment ? Se départir du préjugé d’être de l’Être ? Recoller définitivement les deux moitiés de la chose, l’exhibée et l’inhibée, le turgescent et le trou, mêler dans un même spasme et dans un même corps d’abondance la source et le torrent ? Inviter dans le lit de Procuste le tiers exclu ?
Être accoucheur de chance.
Songer à la réparation du défaut constitutif à l’ensemble - à l’instar d’autres règnes du vivant dont il est vrai, si biparité il y a, celle-ci ne porte pas à conséquence. Le mollusque n’est pas défaut, le rut du poisson chat ne se manifeste pas en râle sous ma fenêtre, on ne demande pas aux rats de rédiger une Déclaration des droits des rongeurs ni à un colibri de chanter la Traviata, seul le double Sapiens ne se contente pas de compter les lunes, il lui vole le Symbole. Il en résulte pour lui le comportement erratique d’un animal sophistiqué dont les valences s’aménuisent vers le négatif, la dérégulation systolique, puis systémique. Le gai savoir d’une race fiable tournant au vilain et multiple mépris de races faibles. Le déséquilibre des valences aboutit fatalement à la revanche de la vie sur le vie montée en puissance. C’est elle, la bête, qui va sortir de l’abîme et s’en aller à la perdition. Et l’on cauchemardise avec Jean sur la montagne des sept têtes où réside la femme. La grande cité qui règne sur les rois de la terre, la ville écarlate s’entraînant dans la ruine. "Et les marchands de la terre pleurent et prennent le deuil, car nul n’achète plus leurs cargaisons, cargaisons d’or et d’argent, de pierres précieuses et de perles, de lin et de pourpre… de bois de senteur, d’objets d’ivoire, de fer de marbre… parfums, myrrhe et encens… esclaves et captifs… Malheur, il suffira d’une heure !" Oui, la montée en puissance du règne du défectueux aura dicté sa loi apportant l’incoercible nouvelle de la fin de l’histoire… Et c’est ainsi qu’on voit des hommes, déjà crasseux de noirs habits, se jeter du cendre sur la tête.

Que faire de cette piétaille sans nom ?
Astiquons notre imagination !
Tel est le lot des engendrements aveugles, car l’enceint est aveugle et la parturition gravide de bourdes. La récolte n’est pas conforme à ce que j’escomptais de ma semence. Ils appelaient cela des fils, déjà, les scribes de Perse, d’Anatolie, de Mésopotamie, de Crête. Eux-mêmes ont compris l’inconvénient d’être père : les créatures écloses fraîchement les craignent, et finissent par haïr d’amour craintif ce par quoi ils ont été mis au monde. Mon bâton bas-ventral, mon scalpel, mon ciseau de sculpteur ; cette main ventrale qui modela - avec le ravissement chtonien de la nuit et le frémissement aérien de l’aube - en la pâte vitale la figure du bien-aimé moâêtre. Le jeu, croyais-je, valait une myriade d’ardentes chandelles.
De les voir, autonomes, identiques à moâ, croissant et paradant, s’alanguir sur les cépages, frayer dans les buissons, Moâ, désincarné, principe actif de l’être, magicien des phénomènes, le soudain inassouvi, le primordial Éros !
J’aimais si parfaitement que je n’en éprouvais plus le besoin d’être dieu. Processus fascinogène. Moâêtre fascinogène débordant sur l’univers de la convoitise ; la replication de un en un jusqu’au nombre deux, sui generis, telle lumière, tel soleil, microdrame d’énergie s’excédant, infection subtile, œil de esse à œil pinéal, pénétrant jusqu’à curare : Pourquoi lui inventai-je le sang et autres liquides doués d’être ! Voulais-je me baigner dans mon plaisir d’être, m’ébrouer hors de l’absolu, asperger celui-ci de jets de contingence, ou alors m’incarner en eux et voyager à travers l’absolu, amoureux d’ornements périssables ? Violer l’absolu, la farce !, et le réduire à l’animal sorti de tous les possibles et c’est ainsi que le jeu devin devint le jouir divin !
Je m’enivrai de moi et de ma créature, dans la convulsion de l’engendrement du tout, au plus obscures entrailles du rien, jusqu’à en devenir vapeur - vaporis - infectant ma créature de tous les désordres de la jouissance. Intoxiquée, elle devint moi. Moi me reprenant un instant, elle un instant m’oubliant, elle devint phénomène. C’est ainsi que j’appris à tisser les espaces temporels entre deux états d’être - l’absolu et le contingent - étant l’un, devenant drogue, philtre dans l’autre - passant de l’état de créateur à celui, mobile et cheminant, de créature. Tout-Puissant dans un Empire, je me faisais transfuge - Elohim -, hors de lui, transplantant ma mouvance en ma créature. Elle en devint - l’ai-je dit - multiple, sans que jamais sa multiplicité ne pût atteindre l’absolue totalité. À la limite extrême de la multiplicité je plantai un bâton - une borne au-delà de laquelle le tout l’absorberait.
J’appris donc à manger ce savoureux époux sorti de mes membres d’engendrement, tout comme - redevenant ce que j’étais quand je "était-celui-qu’il est", je décidai de vomir mon délectable mets devenu soudain insipide, voire rebutant.
« Que les amants portent réellement le désir d’absorber entièrement en eux la personne aimée, Artémise, épouse de Mausole, satrape de Caries, le prouva, elle qui aima son époux de manière si démesurée qu’après sa mort, elle transforma le cadavre de son mari en poussière, le déversa dans l’eau et l’avala.  » (De Amore, Ficin).

Ce jeu d’ingestion et de vomissement, de rapprochement et de distanciation devint ma loi quant aux phénomènes de l’engendrement terrestre - perçu hélas par mes créatures comme une théorie duelle. Hélas, oui, car si ce duel pour les dieux est engendrement du tiers, pour l’homme il est doute, calcul, entassement et croissance et, finalement, compétition, donc conflit à main armée et corps morts.
Et puisque chaque créature terrestre est unique en son tronc et multiple dans ses membres inférieurs sur lesquels elle se meut, court, trébuche, shoote, piétine - en bas, donc, elle constitue piétaille. Celle qui m’assaille et a su à son tour m’intoxiquer (jusqu’à devenir archonte, son archonte !) au point que j’en viens à me demander si tous mes cheminements ne mènent pas à toi, dévote créature, ciboire de mes déboires… ! M’oppose-t-on que l’enchantement sexualisé ne peut mener qu’à l’épuisement et à la déception ? Je propose alors de hisser l’attiré sur le toit de l’être.
Pour un jour épuiser l’être putain d’en-bas, fais le sauter sur le sommet de la demeure !
Le défaut, ce petit fluide hypnotique que j’instille dans le phénomène pour, archonte provisoire, en jouir, m’en régaler, m’en épuiser, faisons-en un objet de décor pour l’Olympe, sois mon abat-jour, le liseré de ma couche diabolique ou divine, dorure de ma cage à anges, ma brosse à reluire l’être, trousseau pour de prochaines épousailles, martingale de ma terrestre magie, manche de mes divines épées, pépite d’eau pour mes prochains déluges. Voilà une proposition de politique apte à “affecter” le régime d’exception…

Nous avons besoin de catins pour satisfaire les plus hautes exigences du corps, qu’on appelle âme mais qu’aussi bien on pourrait nommer les génitoires de l’esprit. En bénissant le phallus c’est l’esprit qu’on honore, or bénédiction ni exactement phallique ni divine, mais phalline. "Le lien consiste donc en une certaine concordance non seulement des membres les uns par rapport aux autres, mais aussi dans une certaine concordance de l’attirant vers l’attiré… Le lien n’attire pas l’âme s’il ne peut l’attacher et la lier… D’une manière générale, le lien atteint l’âme par la connaissance, la relie par l’affect, l’attire par la jouissance."(G.Bataille in Sloterdijk)
C’est dans la mesure où me déliant en vous, perdant ainsi mon unité, que votre unité problématique retrouve sa bonne valence qui, elle, ne vaut conséquemment que par le décentrage par rapport à la loi univalente. Cheminement pour tous, transdescendante pour l’unité illégale - transcendante et roublarde pour la multiplicité légale (normative) -, jusqu’au point de jonction, au terme du balancement aléatoire, où l’attirant et l’attiré se compénètrent selon un degré de symbiose glorieuse. Car "le lien n’agit pas de la même manière depuis toute chose sur toute chose, il n’agit pas non plus toujours, mais seulement dans la constitution adéquate dans ce qui est constitué de manière adéquate ."(GB, 240 Sloterdijk)
Adéquation des pôles - bipôles, tripôles… mais toujours autant, ni plus ni moins, que peuvent préhender les attributs de deux corps qui respirent, boivent, mangent, sont dans leur espace d’exception, leur Real-Eden.

Alors, demandons-nous si l’on peut se prévaloir d’attributs pour préhender la foule. Non. La foule n’a pas besoin de "cette" magie, mais de loi, naturelle ou policière, de dépressions et répressions immunitaires ou infectieuses, pharmacologiques, elle est océan d’opacité et de démesure cependant, marées ascendantes et descendantes où le mage du feu de l’envie prélève, en vers vagues et houle, le menu fretin, l’algue, le poisson sabre, la crevette ou la baleine avant leur métamorphose une fois qu’ils sont ramenés au sec, soumis à la catastrophe du sec; le fretin hétéropolaire apte ou non à muter vers la chose unipolaire qu’on pourrait appeler processus de transpolarité ou, simplement, de transport ou de déportation vers l’espace d’exception et son singulier Régime avenant.
Transpolarité uni- et bipolaires dans l’empire des engendrements heureux.
L’inventivité et l’affinité pallient le temps retrouvé, étant entendu que le temps originel, celui de la soupe primordiale - ce vomitif qui te rattrapait toujours sur ta langue avant l’engendrement dans l’Empire du défaut avéré - s’est enfin perdu en chemin, en cheminant dans le camp de ses transfuges foule-moule.

Désormais, dans l’Empire du défaut avéré, des temps, des points temporels se génèrent; ceux-ci également copulent hors de l’Empire universel qui capitalise la richesse cosmique - le chaos - et dont les déchets seuls sont impartis aux exclus sous-équipés en générateurs et capteurs d’ondes magnétiques filtrants. Cela même fait des exclus du temps et de la mémoire originels les inclus tonifiés du temps et de la mémoire immanents. Ce n’est plus un homme, mais toute une génération que l’Empire du défaut a mise en croix. Une correction - un martyre - unique ne suffit plus à la tâche ; sois prodigue et tu seras élu, christ parmi d’autres christs, pénétrés d’un même fluide amoureux. "L’Homme étant constamment placé dans les courants universels et particuliers, en est pénétré; le mouvement du fluide modifié par les différentes organisations, devient tonique. Dans cet état il fuit la continuité des corps, le plus longtemps qu’il peut, c’est-à-dire, vers les parties éminentes. (§ 160)... La position respective des deux êtres, qui agissent l’un sur l’autre, n’est pas indifférente; pour juger quelle doit être cette position, il faut considérer chaque être comme un tout composé de diverses parties, possédant chacune une forme ou un mouvement tonique particulier : on conçoit par ce moyen que deux êtres ont l’un sur l’autre la plus grande influence possible, lorsqu’ils sont placés de manière que leurs parties analogues agissent les unes sur les autres dans la position la plus exacte. Pour que deux hommes agissent le plus fortement possible l’un sur l’autre, il faut donc qu’ils soient placés en face l’un de l’autre. Dans cette position, ils provoquent l’intention de leurs propriétés d’une manière harmonique et peuvent être considérés comme reformant un tout"] (§ 236 - K.C. Wolfart, Sloterdijk, 247).
L’extase alors n’outrepasse constitutivement guère la bi- ou tripolarité, mais se reconduit dans le régime de la résolution exceptionnelle du défaut.
L’intimité n’est donc pas le temps retrouvé, mais le temps chaque fois réinventé des constellations intimes extraordinaires au cœur même du régime défectueux. De même, l’infiniment natal - de l’engendrement exceptionnel cheminant - se substitue aux diktats du présupposé prénatal. Tout comme la psychologie du lieu transdescendantal se substitue à la psychologie des profondeurs objectives. Voilà comment l’Empire du défaut trace le chemin menant au statut du citoyen d’exception comme animal divin.

Vous êtes déjà fauvé

Le syndrome de l’animal confiné est l’autre grande affaire. La bestialité commence par un saut transcendantal. Pour savoir de quoi il retourne, il convient d’abord de descendre dans sa basse-cour.
On suit un instant la procession de la foule-porc, on suit la première truie venue, le premier rat, le premier dégénéré multipolaire, le premier béni-oui-oui de l’universalité porcine, le premier avorton familial, le premier fonctionnaire venu, le premier prêtre… La foule bien nommée. L’arme (et non l’âme) collective du porc de basse-cour. Madame-et-monsieur-tout-le-monde en compagnie de leurs politico-académichiens. Suivez cette sainte famille et vous plongez droit dans les remugles et la fange de l’épouvantable porcherie humaine. Là, seul, accroupissez-vous parmi eux et déféquez copieusement : c’est prier comme Georges. Vous serez bientôt saisi par la grâce du divin sous-homme, le serviteur des Saintes-Putes les Églises, le porc miséricordieux, le prêtre de la charité fangeuse et sa voix glorifiera tous les humbles déchets de la basse-cour. Laissez ensuite monter en vous la haine et l’appétit des fauves : pensez meurtre de masse. Avisez cette gent en laquelle vous vous êtes déculottés et vouez là à l’holocauste ultime. Désirez cela avec la rage du converti : vous serez empoisonné par la délectable conviction hérétique du fauve. Vous êtes déjà fauvé. Nouez fermement cette volonté magnétique là, en votre tréfonds, et refaites surface, animal transfiguré pour l’aube nouvelle. "Parce que la volonté apparaît comme chose en soi dans le magnétisme animal, nous voyons aussitôt contrecarré le "principium individuationis" (espace de temps) attaché au simple phénomène : ses barrières distinguant les individus sont brisées ; une séparation, une communauté des pensées et des mouvements de la volonté s’installe…" (Schop. in Sloterdijk,258).

Rien de plus simple - en sorte - que de détourner, au profit des pôles rares, ce rayonnement du mal qui, de l’extérieur, se répand sur la terre. La bête extérieure alors est en analogie avec le porc terrestre. La rencontre cosmique du fauvisme, art élitiste qui va bien au-delà du cadre muséographique, fait irruption dans l’univers magicologique (ou angélologique). Translation hors du défaut, le temps d’un tremblement, le temps que s’accomplisse, par la colère faunesque bien assimilée, l’anéantissement de l’humanité porcine dans le scrofuleux avènement récent, sous l’empire des Maîtres-Porcs.


Sortis de ces basse-cours, si demain est un autre jour, alors, « au lieu de tenter de changer le monde, il nous faudrait nous réinventer nous-mêmes en des formes (sexuelles, spirituelles et esthétiques) nouvelles de pratiques subjectives.  » (Slavoj Zizek)


J.G.

© 2006 : Gelder [Parc]


*  Oikos (du grec "οἶκος": demeure). Ouvert: " le ciel pour couverture, la terre pour oreiller "… Ce n’est que par le vide, oule creux des pierres, qu’il est possible d’habiter : L’âme du souffleur se transporte dans la bulle (Sphères II). Note Jaherson. (2012)

 

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