Un voyageur solitaire est le diable

John-Emile Orcan (éd. Paul Vermont, 1978)

Extrait

Alex Barbier - Gouache pour "Un Voyageur Solitaire est le diable" d’Orcan
© Alex Barbier, Gouaches

(…)

Tandis que les créatures entreprenaient de déshabiller leur victime, j’avançais doucement entre les fourrés, jusqu’à n’être plus qu’à quelques mètres de la scène. Les deux hommes étaient trop absorbés par leur besogne pour s’apercevoir de ma présence. Ils avaient renversé le blond sur le ventre, puis s’étaient agenouillés près du corps, dans un mouvement presque rituel. Le plus grand des deux brandissait le couteau qui demeura quelques secondes suspendu en l’air avant de s’abattre violemment dans le muscle fessier du mort. Des flots de sang jaillirent de la chair. Le plus petit, à plat ventre, s’était mis à laper le liquide rose qui ruisselait le long de la cuisse. Ils étaient deux, maintenant, à s’acharner sur la masse sanguinolente qu’ils dévoraient à pleine gueule.

Je ne pouvais détacher mes yeux de ce corps lacéré, de ces gueules maculées. Une force irrésistible, inexplicable, me poussa à me lever, à sortir de ma cachette, à m’avancer sur la pointe des pieds.

ALEX BARBIER - Gouache pour "Un Voyageur Solitaire est le diable" d’Orcan
© Alex Barbier, Gouaches

Trop occupées à dévorer leur proie, les deux créatures ne s’appercevaient de rien. Parvenu derrière la plus grande, je levai mon gourdin et l’abattit de toutes mes forces sur son crâne. Elle s’écroula sur sa victime. Je continuai de frapper jusqu’à ce que sa tête éclate. Terrifiée, l’autre créature avait rampé jusqu’au bord du ruisseau. La panique se lisait dans ses yeux globuleux. Applatie sur le sable, comme un crabe, elle attendait. Sans lui prêter attention, j’écartai l’autre du pied. Je laissait tomber à terre mon gourdin.

Je m’agenouillai.

ALEX BARBIER - Gouache pour "Un Voyageur Solitaire est le diable" d’Orcan
© Alex Barbier, Gouaches

Plus rien n’avait d’importance. Plus rien n’existait. Que les battements précipités de mon cœur,

que ces lambeaux de muscles au milieu encore intact des fesses de mon compagnon,

que cette chose mille fois plus puissante que la faim qui me tenaillait le ventre.

La vue de cette chair m’enivrait à en défaillir.

J’en approchais ma bouche, y collais mes lèvres, l’effleurant longuement, délicatement, avant d’y planter mes dents.

Je ne m’étais pas rendu compte que la seconde créature m’avait rejoint. Je sentis soudain sa chaleur contre mon flanc.

Son horrible visage barbu collé au mien, elle arrachait avec des grognements d’aise, à pleine bouche, sa part de viande.