Les Breachers, œuvre de Arnaud Gyl,
présentée à la Loge de la
Concièrge, Shukaba,le 5 mai 2000.
Voir Shukaba de May Livory
www.shukaba.org
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Acta est
fabula, plaudite !
Ce n’est pas
d’amour que nous nous consumions, chers Breachers, mais,
dans la niche où le monde nous jeta, d’en avoir fait
si vilain usage. Disons qu’on n’avait pas encore la main…
Nous combattions certes avec poigne nos adversaires, mais
avec quelle pusillanimité nous caressions ceux qui ne
l’étaient pas !
Des innombrables
outils que nous inventions pour nos dix doigts avides - des
pierres taillées aux machines numériques-, il
ne reste que celui (car c’en est un !) de notre langage, et
que seule la poésie sauva du déshonneur. C’est
donc au moyen d’elle que nous exprimerons nos voeux en la
tâche qui vous attend : être shukabien ou
shukabienne en toute circonstance. Cette grâce unique
conservez-la comme le plus précieux héritage
de vos pauvres prédécesseurs, puisque, si nous
sommes vos arrogants manufacturiers, nous demeurons vos
ancêtres et, à ce titre, votre charnelle
filiation, partant votre brûlante mémoire !
Bientôt la
belle mais par nous éprouvée Gaïa, la
niche "terre"de l’hominienne espèce, sera donc
vôtre.
Les hasards de la
spéciation vous ont collés des ailes, comme
aux mythiques anges de nos meilleures fables. Elles
bonifieront l’œuvre des dix doigts de vos pognes que vous
avez hérités des nôtres, accapareurs et
touche-à-tout, c’est-à-dire imparfaits.
Lors, que vos ailes
vous servent à vous élever, à
l’occasion, de nos terres dévastées
(après les avoir refécondées) et,
libres comme l’air, à vous rapprocher des
étoiles, ces bergères dont nous étions
le trop nombreux et le peu fraternel troupeau.
Soyez vigilants
quand même: tout au plaisir de vous caresser les uns
les autres dans le sens de vos plumes, gardez-vous, par
intempérance ou zèle, de vous les arrachez.
Car c’est ainsi, comme dit le dicton, que l’oiseau
bariolé finit en brochette.
Allez ! À
vous notre devenir.
On vous aime
déjà.
L’Ancêtre J.Boe
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Der Mensch, peinture sur bois de Arnold Oehrde, 26
x 40 cm, 1934, exposée à la Loge de la
Concierge, 14, rue du Pont Noeuf, en septembre 1999. (Coll.
privée de John-Emile Orcan).
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LETTRE
INÉDITE de Sigmund Froeud au peintre Arnold
Oehrde
(datée du 11-11-1934)
« Mon très cher Arnold,
Depuis Schiele, rien vu de plus exaltant que ton
Mensch ! Combien l’esthétique de notre
espèce est devenue ennuyeuse ; natures "mortes",
images caractérielles, défoulements abstraits;
appesantissement sur l’ennui que tout cela, que de
piètres drames névrotiques faits art… On a
cru voir quelque intérêt et sens dans ces
dysfonctionnements du principe du plaisir originaire. Or,
rien de ce qui procède de ce
"déplaisir"-là ne vaut la peine qu’on s’y
arrête. C’est pourquoi ton tableau me touche
profondément. (J’ai toujours pressenti qu’un jour tes
séances d’analyse libéreraient en toi
l’extraordinaire potentiel d’un art du vrai). Ton
Mensch figure bien cette "trace mnésique" que
j’étudie depuis Le Malaise… (1).
Ainsi, j’ose aujourd’hui prétendre que
l’hérédité archaïque de l’homme ne
comporte pas que des prédispositions, mais aussi des
contenus idéatifs, des résidus
mnésiques qu’ont laissés les
expériences faites par les générations
antérieures à l’homme contemporain. Ton
tableau est à la fois le témoignage du meurtre
du Père, du sacrifice des Fils de la horde
(tranfiguré plus tard dans la fable de la mise
à mort du Christ) et, subconséquemment, il
participe de mes efforts qui tendent à prouver qu’est
désormais franchi l’abîme qui sépare la
pchychologie individuelle de la psychologie collective, ce
qui nous permet de traiter les peuples de la même
manière que l’individu névrosé. Cette
découverte, qui place le monothéisme au rang
d’un dérèglement majeur de l’espèce, je
m’applique difficilement mais sûrement à en
faire l’analyse dans mon "Moïse,
l’Égyptien" lequel, comme tu es un des seuls
à le savoir, retrace une évidence à ce
point scandaleuse que j’ai décidé de ne pas le
faire paraître dans ce pays (l’Autriche, ndlr.)
où l’Église toute puissante s’apprête
à collaborer à l’avènement d’un
"héros" hérité en droite ligne de la
démence monothéiste (2). On y retrouve tout, Totem et Tabou,
Le Malaise, et la terrible nouvelle que l’espèce,
prenant conscience de sa nature criminelle, va muter sous le
poids de l’émergence transfiguratrice, dans les faits
autant que dans son agir universel, de son refoulement dix
millénaire.
Ton tableau, à cet égard, est la
préfiguration de ce que sera l’espèce
nouvelle, que sans nul doute les biologistes de demain
feront naître malgré eux. Une
génération sans pères et sans fils, une
espèce faite de frères empathiques, tout le
contraire de homo sapiens empêtré dans
le meurtre du Néandertal. Ton Mensch
évoque un fœtus, un oeuf charitable, pur et
fraternel. L’œil de ton Mensch laisse
échapper une larme, témoin d’une compassion
pour nous, ses ancêtres - criminels repentis -, dont
il accompagnera, comme un ange consolateur, l’agonie. Son
cerveau est doté d’une mémoire extraordinaire,
phylogénétique, capable de connaître
sans le létal travail de deuil qui
caractérisait les œuvres des civilisations
disqualifiées, toute la richesse du vivant, toute la
force d’impulsion du sensoriel recouvré, pour en
jouir et pour s’en réjouir. Ton Mensch est un miracle
phylogénétique, justement, une symbiose
inédite du ça, du moi et du surmoi, un
achèvement. Je le pressens androgyne,
répugnant à ingérer le père
primitif au travers du rite cannibale du monothéisme
et, en ayant fait la découverte dans son
émergence, il figure la conjonction glorieuse du
savoir génésique et du plaisir immanent.
Demain, ses frères, comme moi-même au soir de
ma vie, t’en seront éternellement reconnaissants.
Ton très dévoué, Sigmund Froeud. »
Cette lettre est extraite de Le Petit
Noeuf Illustré, du 09.09.99. où elle fut
publiée pour la première fois. (Trad. J.
Gok)
(1) Il s’agit de Malaise dans la civilisation, PUF.
(2) Après le départ d l’auteur en exil (sous
la menace du nazisme) au Royaume-Uni, Moïse ou L’Égyptien a finalement été publié sous
le tite Moïse et le
Monothéisme, à
Londres, en 1939, année de la mort de Freud. Cf.
Idées, Gallimard.
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