Petit Camp

Rites déconcertants
(édition originale)
Pierre Mérot (auteur de Mammifères)
Couverture Petit Camp
Parc Édition
Titre
Petit Camp
Auteur
Pierre Mérot
Collection
Morsure, PochParc17
Type
Récit
Taille
96 pages
ISBN
978-2-91-201014-8
Publié
Préface
Dominique Noguez

Présentation

Pierre Mérot est enseignant.
Il a écrit Mammifères (2004) et vient de publier L’Irréaliste chez Flammarion (2005)

Préface

Un ovni littéraire

Au seuil de ce livre si surprenant, si inouï, si jamais vu, si jamais lu, je devrais, pour rendre un peu de ma surprise et de ma jubilation, écrire à l’envers ou en lettres de sang et d’un mètre de haut (ou plutôt d’un millième de millimètre : il y a beaucoup de réalités infinitésimales dans le monde de Pierre Mérot), ou encore y aller d’un croquis à sa manière, énigmatique et dérisoire dans sa cavalière simplicité.

Essayons les mots habituels. De quoi, de qui s’agit-il ? Où et quand cela se passe-t-il ? Disons tout de suite que les classiques repères aristotéliciens sont ici de peu d’efficacité. D’une certaine façon, tout est dans le titre, Petit Camp. En trois parties et cent quatre-vingt-dix paragraphes numérotés, voici en effet la description d’une « communauté » appelée à former, en rase campagne, une « Nouvelle Leipzig ». Mais qui sont ces Garagistes et cet Obsédé (bientôt démultiplié en milliers de doubles) qui la fondent ? À quelle espèce appartiennent-ils ? De quelle taille sont-ils ? Quels sont leur régime alimentaire, leurs moeurs, leur durée de vie ? Quels sont ces épouses, ces espions aux masques de corbeaux, ces gardiens, ces naïades, ces anges (ces « charniers d’anges »), ces poules, ces vaches, ces cochons, ces crabes, ces grenouilles, ces mouches, ces cafards, ces « abeilles en short », qui les entourent et composent l’extravagant peuplement du camp ? Quels sont cette bibliothèque végétale, ces clepsydres, ces baraquements, ces galeries, ces tuyaux souterrains qui en forment l’infrastructure à dimension variable ? Surtout, quelle est la raison d’être de tout cela, de tout ce fonctionnement (car cela fonctionne, comme une machine ou un programme) ?

Quelques indications percent parfois : « Toutes ces opérations […] ressemblent à la manipulation, par ennui, d’un trombone [§ 36] », « La contemplation de cet îlot d’insignifiance nous apaise [§ 37] », « …Notre voeu le plus fou : la fin du mouvement sous un ciel bleu parfait, et notre effacement [§ 107] ». Gentiment nihiliste, comme on voit. Dieu est là, mais comme « un tas fait de mottes de terre, d’objets usagés, de déchets de corps [§ 35] » : moins glorieux encore que le bondieu de Pierre-Albert Birot dans Grabinoulor.

Ce qu’il y a de plus sûr, c’est l’importance de la sexualité, version gynécocentrique : on entre dans le Petit Camp par un vagin en carton de trois mètres. « En sa partie inférieure pendouillent de vieux slips, dont les odeurs sont contrôlées journellement. Les lèvres sont faites avec des foies. Ils sont reliés à de la vraie moumouille. Des donneuses, nourries de sandwiches dans une roulotte, sont saucées par des machines compliquées [§ 32]. »

Machines, nous y revoilà, et rites, et supplices. Un jour, peut-être, « il n’y aura plus de sévices [§ 46] », mais pour l’heure tout, dans cet univers, semble pris dans l’étrange douceur d’une torture généralisée. Triturations de cadavres, corps déchiquetés, machineries sexuelles. Entend-on crier ? Même pas. Impression d’infini silence.

Avec la logique implacable et tranquille du rêve et un doigt de sinistre esprit bureaucratique genre SS à Auschwitz, voici le monde vu dans un prisme ou un miroir anamorphique, la tête en bas, par le petit bout d’une lorgnette ou le gros bout d’un téléscope ou le cul d’une (petite) bouteille : le cauchemar est en effet ici souvent miniaturisé.

En raison de la forte présence animale, La Fontaine est cité [§ 89], mais ce cosmos paradoxal est plus proche de Sade ou de Lautréamont que de « La laitière et le pot au lait » (ou alors à condition d’imaginer une Perrette nue, suspendue à une potence et joliment éventrée). À cause des machines, on pensera aussi à Raymond Roussel, au Mandiargues fantastique de Dans les années sordides ou au Tibor Tardos de L’Intérieur du spectre. On pourra, en outre, risquer que, dans l’histoire des formes littéraires, c’est l’extrême avatar du conte, mâtiné de l’extrême avatar de l’Apocalypse de Jean et des sourates du Coran (évoqué § 117). Pourtant, les plus proches de ce sauvage non-euclidisme de la géométrie humaine sont peut-être quelques humoristes (écrivant ou dessinant) -- mais au sens fort, invivable, cauchemardesque d’« humour » : Jean Ferry (« Le Tigre mondain »), André Frédérique ou, récemment, Pierre La Police, qui est un mélange de Topor et de Vuillemin, de Gébé et de Glen Baxter.

Plastiquement, on pourra penser aussi à Bosch, d’ailleurs cité [§ 92] (mais un Bosch revu par Pollock). À condition de ne pas oublier qu’il s’agit d’une œuvre écrite, ô combien ! Comment donc est-ce fait ?

La langue est parfois touchée : on trouve de faux féminins (« cette périlleuse boa », par exemple, emprunté paraît-il à Michaux), des ellipses de l’article défini (« cuisine est remorquée »), des élisions peu orthodoxes (« l’hangar », « l’whisky »), des apocopes (« crépuscul’ »), des dérapages dadaïsants (« il y hâla youyou »). Mais ces embardées vers un langage imprévisible, genre Novarina ou Savitzkaya, voire vers un idiolecte façon Guyotat ou Morgiève (dans son roman Legarçon) sont vite freinées, la phrase frappe plutôt par une précision et une concision toutes classiques -- mais c’est le classicisme allumé des Illuminations (« La cloche sonna dans le manoir parfait [§ 23] »), avec même, comme chez Rimbaud parfois, des glissandi chateaubrianesques (« Nous vivions dans le quartier des pentes et de la prolifération. L’alcool était une liberté conquise sur l’oppressante puissance du monde, et l’unique amour » [§ 28, note] ). Mais continuons la citation et l’on voit que Mérot ne ressemble qu’à lui-même : « L’Inconnue buvait bien plus que moi. Ses mains gonflées étaient celles d’un travailleur de la catastrophe. Elle faisait le geste d’un pistolet sur chaque tempe, et nous nous comprenions… Elle venait d’un pays sans précision, de la totalitaire zone de l’amour… Elle rencontrait les grands blessés qui boivent de l’alcool théologique… »

Né en 1959, l’auteur de Petit Camp a en effet un passé. Dans une vie antérieure, il a publié deux romans aux éditions de la Différence, Pays sœur en 1987 et Crucifiction en 1991. Dans ce dernier, son narrateur révélait que « le Plaisir » était « le Néant qu’il [lui] fallait », aspirait à « fouiller » dans les « affaires » d’une femme désirée « comme dans des tripes », et il apparaissait que ses fantasmes homicides, nés de la dépression, provenaient en réalité d’une fringale d’autodestruction : « Marquise, rien ne peut assouvir ma haine qu’un meurtre commis avec la plus grande jouissance dans le lieu le plus sûr : moi-même… »

C’est égal : on pourra multiplier les comparaisons avec les autres ou avec son auteur lui-même, l’impression la plus forte, dans ce grand texte, reste qu’il semble surgi de nulle part, comme un formidable OVNI littéraire.