Dans mon chien
Épopée vétérinaire en sept chants et en prose Pierre JourdeParc Édition
- Titre
- Dans mon chien
- Auteur
- Pierre Jourde
- Collection
- Morsure, PochParc17
- Type
- Roman
- Taille
- 144 pages
- ISBN
- 978-2-91-201015-5
- Publié
- Couverture
- Robert Vigneau
Présentation
Qui – quel homme à qui il ne reste pas un peu de santé animale – ne rêve-t-il pas, comme Pierre Jourde, d’aller à l’amour directement. « Et, le trouvant, de le traquer, de lui couper ensuite la retraite par la seule force du raisonnement ? »
C’est à une descente tumultueuse, amoureuse, pulsionnelle qu’on assiste. Non pas à une descente en enfer, mais dans le chien, dans le plus profond viscéral du vivant centaurien, là où couve et éclot le désir carnivore avec son florilège de mythes dionysiaques. Il est donc donné à des millions de Français plus ou moins mâles de suivre l’hilarant et néanmoins érosophique mode d’emploi de Jourde ; comment s’enrichir d’intelligence revigorante dans la panse d’un chien pensant qui quête ses Hécates. L’ingestion, l’incarnation dans cet hôte centauro-canin apporte son lot de surprises.
L’Œil du dévoré-dévorateur devient ethnologue et philosophe voyeur. Les maîtresses du chien, Hécates ou hétaïres, autant que leurs victimes, fournissent d’amples perspectives existentielles ponctuées de passages à l’acte où le physique le dispute avec le métaphysique, l’érotique avec la critique du contemporain, l’animalité avec la souveraineté. Démembré dans l’animal membré, le voyeur implacable devient visionnaire, témoin à charge ou à décharge d’un monde bien réel, le nôtre, où Eros côtoie Thanatos, la scatologie l’eschatologie.
La littérature de Pierre Jourde invite tout un chacun à jouir totalement ; en se laissant entraîner par ce récit homérique en diable !
Pierre Jourde est
professeur à l’université de Grenoble III. Il
a publié notamment à L’Esprit des
Péninsules La Littérature sans estomac (2002 : Prix
de la Critique de l’Académie Française)
et Pays perdu (2003).
Son dernier roman, Festins secrets vient de sortir.
Il est également
l’auteur de plusieurs essais (dont Géographies
imaginaires et
Empailler le toréador
chez Corti.)
Extraits
Avec un extérieur si exquis, on songe à toutes les bonnes choses qu’il doit y avoir dedans, les bonnes choses en ouate rose. Oui, même l’intérieur doit être riche, propre et bien rangé. Oh oui, mon amour, hululé-je en silence du fond de ma caverne au confort si succinct, oh oui, comme il doit être bien meublé ton dedans. Quel luxe, quelle volupté à se reposer du monde dans les profonds fauteuils de tes organes, quelles délices inouïes ne goûterait-on pas à te siroter lentement, bercé dans le hamac de tes veines ?
Mais la plupart, placés devant le véritable objet de leurs désirs, demeureraient tout à fait désemparés. Ils ne comprendraient plus. Ayant séparé le rien du quelque chose, il leur reste moins que rien. Ils ont tué la poule aux œufs d’or.
Sans doute tous ne vont pas jusqu’au bout, parce qu’ils pressentent qu’on ne peut avoir rien sans ce qui va autour. Et que ce qui va autour ne serait rien sans le rien. C’est pour cela qu’ils font l’amour. Fascinés par le vide qui pointe aux divers orifices de l’autre, ils se précipitent pour y entrer, pleins d’espoir et de concupiscence. La langue s’introduit dans la bouche, le doigt se glisse dans l’anus, le pénis remplit le vagin. Autant de sondes lancées dans les noirs espaces intérieurs.
Toutes les failles sont alors comblées. Plus de vide. Ils s’éprouvent l’un dans l’autre, étonnés et muets. Au lieu de se perdre au fond de l’espace sidéral, ils se retrouvent bien au chaud au fond de leurs chaussons. Au lieu de disparaître, voici que, se vissant et s’articulant l’un à l’autre, ils ont fabriqué un nouvel animal, qui grouille maladroitement sur le matelas, encombré de ses huit pattes et de ses deux têtes. En quête du vide, ils ont fait du trop.
Ils font alors machine arrière, comme après une fausse manœuvre. Retrouvent le manque, le sentiment du rien. S’y jettent derechef. Se remplissent et se bourrent. S’extraient. Re-sonnent la charge. S’évacuent en toute hâte. Et ainsi de suite, de plus en plus vite.
Les molosses montrent des babines sanglantes. Quelques-uns ont encore un petit lambeau de poète accroché aux crocs. Ou bien un fragment de manuscrit. Bêtement pathétiques, comme tous les écrivains, d’aucuns ont voulu emporter leur dernière œuvre pour le moment suprême. Une ou deux mains fines et élégantes jonchent le sol de la fosse.
Les touffes de cheveux blancs des vieillards, qui masquaient leurs calvities, volent dans le petit vent frais du matin. Ils les rabattent lentement sur leurs crânes, d’une main osseuse.
Mais rien ne vient.
– J’aurais dû m’en douter. À la première difficulté, plus personne. Pour une fois que les poètes avaient la chance de vivre une expérience extrême. Mais ce sont gens fragiles et délicats. La douleur ne leur convient que sur le papier. Le déchirement de leurs manuscrits parvient seul à les faire soupirer. Rares sont les lyriques capables d’improviser une élégie pendant leur écartèlement.
– Ce silence pourrait constituer le commencement de la littérature, tout de même. La grande table rase.
Au fond, quelle différence entre l’homme de plume et la volaille ?
Cependant, lorsqu’on y réfléchit, inutile de s’arrêter en si bon chemin. On peut améliorer la méthode. À défaut de monstre éloquent, fabriquer un Homère absolu. Si la poule aveugle pond plus, alors le cochon apode fait du lard et le veau écorché du cuir. L’agneau sourd s’attendrit, la vache très diminuée produit du lait entier.Dès lors que la cécité inspire, pourquoi ne pas y ajouter la surdité et la mutité ? Pourquoi ne pas en outre amputer les impétrants de leurs membres ? Voilà qui facilite la concentration et le retour sur soi. La preuve : Beethoven était dur d’oreille. Renoir n’avait plus de mains. Il y a gros à parier que Socrate fut muet.
À la tête de notre école poétique, nous placerons un excellent chirurgien.
On collera les sortants de chaque promotion, tous hommes-troncs sourds-muets, dans de petites voitures. Non sans les avoir au préalable couronnés de laurier. Des muses à l’allure sévère, mais aux dessous violents, les pousseront. Une longue colonne d’infirmes promenés le long d’une plage par des demoiselles en tailleur et permanente, et voilà la renaissance d’une littérature.