PETIT EVANGILE DU QUOTIDIEN.

Marc François

SANS AUCUN DOUTE (extrait)

Devant lui, on regrette ce que l’on dit.
On doute même d’être sur terre.
Il sème le doute partout.
Lui n’en a pas.
Il croit être facile à regarder.
Ca l’est peut être.
De prime abord.
Il s’est enfanté lui-même.
Avec du sable et de l’eau.
Il veut que tous soient comme lui.
Il ne veut pas d’enfant.
Il veut, par lui, que l’on s’enfante.
C’est déjà beaucoup.
Il n’a pas de nom.
Juste un prénom, court, efficace.
Nous, nous rajoutons quelque chose, un mot, pour le
ramener vers nous.
Il est une force de la nature.
Il a toujours été plus grand et plus fort que les autres.
Déjà tout petit, ses mains étaient miraculeuses, sa parole aussi.
Pourtant il dort peu, n’a jamais eu besoin
de grand-chose pour vivre.
Un solide gaillard, voilà tout.
Il impressionne quand, face à la source, il prend à main nue
une poignée d’orties.
Quand il marche.
Un tigre, dirait-on.
Il n’a pas froid.
Il n’a pas chaud.
Il est égal à lui-même.
On voit tout son corps.
Violemment érotique.
Érotisme absolument défendu, qui nous amoindrit, nous
rend chétifs.
Tout en lui est lent, efficace, presque lascif.
Mais ses yeux, sa voix c’est terrible comme du
chiendent, du silex, de la grêle, quelque chose de l’insecte
c’est sûr.
Un tigre, un insecte.
Gonflement et sécheresse.
Cadavre et momie.
Fruit dangereux de l’éphémère et de l’éternel.
Toutes ces choses-là l’enfantent continuellement.
C’est pas facile.
Une puissance énorme.
Fracassante.
Inimaginable.
Tellement qu’on suit ça.
On doute de tout sauf de traverser, avec lui, le lac.
Penser qu’ainsi on sera comme lui.
Qu’il nous aimera.
Ça ne sera jamais assez pour lui.
Il n’est pas né d’un homme ou d’une femme.
Qui sera comme lui ?
Qui sera né du désert ?
Celui-là, il l’adorera.
Il sera même prêt à entrer dans la ville.
Quitter son désert et sa source.
Quitter ses pauvres vêtements.
Se montrer imberbe et pourtant avec un pelage.
Soyeux.
Chaud en couleurs.
Brûlant !
L’envie irrepressible de le toucher.
Il est toujours dans ce qui va advenir.
« Maintenant » est un mot énorme pour lui.
Tout est à l’avenant.
Ça, il y croit.
Le toucher à l’avenir,
Pour qu’il puisse légèrement pencher la tête.
De l’électricité au contact.
Une nudité mouvante, hérissante.
Encore l’insecte.
Deux forces de la nature ensemble.
Et la brutalité d’être pareil à l’autre.
Se toucher en tant que corps puissants, universels.
Onde de choc, électricité puis isolement et soulagement.
Spermes, certes !
Mélangés, sans retenue, éclaboussant le pelage.
Luisance exacerbée.
En attendant personne ne l’approche.
Car il frappe.
Avec les mots.
Il est son propre maître et rejette les autres à eux-mêmes.
Avec sa voix, ses yeux.
Son érotisme est si violent qu’on se tient à l’écart.
Il nous enfonce dans l’eau et ses mains sont sèches
et douces.
Pourtant c’est encore violent.
L’eau avec lui nous paraît rude.
On se noie.
Il faut en passer par là pour remonter contre son corps.
Ça n’est que dans l’eau que c’est possible.
Sorti de l’eau, tout devient anormal.
On bute sur tout, les hommes, les pierres, la terre.
On ne souhaite qu’une chose, retourner dans l’eau,
pour être contre lui.
Lui, est déjà passé à d’autres gens qui seront comme nous,
déséquilibrés, ne sachant plus marcher, ni parler sans lui.
Il ne comprend pas que ce soit ainsi.
Il regarde le sable sous ses pieds, cherche à l’ntérieur.
Ça lui donne le vertige.
Il s’enfonce dedans, à perte de vue.
Le désert recouvre tout.
Hirsute il parcourt les dunes, les yeux rivés dans le sable.
Il est dans le vertige.
De plus en plus.
Il ne veut plus de la source.
L’eau, ça fait pourrir.
Que du sable !
Partout !
Pour le rendre éternel, seul, au monde.
Dans ce vertige-là.
Ses yeux rougissent, ses joues sont pleines de sable.
L’insecte est entièrement là.
Parcourant le désert, volant presque.
Le désert devrait recouvrir le monde.
On creuserait alors.
On s’enfoncerait comme lui.
Tout au bout, nous découvririons le trésor.
La croûte terrestre.
Repenser la voir.
Marcher dessus.
On s’étonnerait.
Quelques rires d’oiseaux.
Des yeux de bébé.
La peur et l’insouciance mêlées.
Son espoir après tout n’est que ça.
La voûte céleste, il s’en fout.
Malgré ses marches incessantes dans le désert, il retourne à
la source.
De plus en plus écœurante.
Là, les gens viennent.
Plus le retour est difficile et plus il a besoin de
nous.
Nous venons.
Être contre lui dans la rudesse de l’eau.
Puis s’attendre à quelque chose.
Un événement qui en finirait avec cette cérémonie sauvage.
Trop troublante, trop défendue, trop intime, trop secrète, trop mutilante,
Trop joyeuse, trop exacte.
Il nous faut l’interdire et nous créer du regret
époustouflant !
Mourir de ça !
Et vite !
Nous supprimer de la terre, nous, qui avons vécu cette
chose défendue.
Bien sûr, nous ne comprenons rien à rien.
Ce que nous souhaitons arrivera.
Mais Nature le regrettera.
Voilà ce qu’il pense et ce que je pense.
Nous n’arrêterons pas de produire du regret.
Et Nature se place devant lui et se lamente.
Il s’en mord les grandes mains.
Il en arrive à faire saigner les beaux muscles qu’elles ont.
Il voudrait les croquer et les avaler.
Il sent bien qu’il commence à ne plus avoir toute sa tête.
Que ses dents et ses yeux sont en avant.
De légères protubérances.
Pour l’instant.
Une fois, il eut envie de ne plus marcher.
De retourner à la source et de s’arrêter enfin, à côté, pour
toujours.
Une envie irrépressible de se dresser, terriblement beau,
sur la rive de l’eau.
Ne plus se courber vers le sable mais redevenir
le tigre « adorable » demeurant à la source.
Il eut du mal.
Pas à pas, il refaisait le chemin.
Puis, il arrive.
Jamais il n’aurait pensé un jour, arriver.
Là, c’est vrai.
Ça se voit.
Il s’en aperçoit.
Nous venons.
Il commence à perdre la tête.
À regarder la voûte céleste.
Juste des coups d’œil.
Nous lui échappons des mains.
Elles sont ouvertes et tristes.
Il nous plonge faiblement dans la source.
Nous remontons seuls.
Son corps, la rudesse ont disparu sur nous.
Il ne nous voit plus tellement.
Une forme d’indifférence.
On ne sait s’il est trop lascif ou si c’est la fatigue.
Une image pieuse.
Un noir au soleil.
Un ours blanc sur le banc de la banquise.
Encore d’autres choses, mais c’est inénarrable pour moi.
Il pense qu’il va en mourir et laisse faire.
Parmi nous un jeune homme va vers lui.
Frêle, comme malade.
Curieux de ce grand gaillard arrêté sur la rive.
Comme pour l’ éternité.
Il cherche à rencontrer son regard pour comprendre quelque
chose.
Ça dure longtemps ainsi.
Lui arrêté et ce jeune homme à l’arrêt, face à face.
Du temps qui s’écoule.
Une autre source, qui nous noie avec lenteur.
Plus sûrement.
Lui, n’arrive pas à ouvrir grand les yeux.
Il n’arrive pas à différencier.
Il essaye encore et encore.
Il est en train de se noyer, doucement, vaguement.
Une caresse sur son front.
D’où veint elle ?
La caresse jamais faite ?
Il est surpris et ouvre les yeux, voit le jeune homme, pleure
de suite, s’écroule à demi, s’excuse, l’embrasse de tous
côtés, s’écroule tout à fait, n’embrasse plus que les pieds,
lui dit que c’est lui, c’est lui, c’est lui, et rien de plus.


Il ne se comprend plus.
Il aime ce jeune homme.
Il n’y a vraiment pas de quoi.
En un instant il est devenu très vieux, mendiant l’amour.
Foudroyé peut-être.
Par l’instant, par la source, par nous ?
Il ne saura pas.
Pas « maintenant », voilà.
Il ne pourra jamais plus présider sa cérémonie.
Pourtant le jeune homme la lui demande.
Il ne peut plus.
Il le fait quand même.
Avec une maladesse stupéfiante.
Ses mouvements sont en désordre.
Impossible de se coordonner.
Tout lui est hostile.
Il en pleure.
Il le fait parce qu’il obéit.
Sans plus comprendre.
Le frêle jeune homme est désormais son maître.
Il est le réel homme sur terre pour lui.
Pourquoi ?
Il ne sait décidément plus.
Se mettre debout, à quatre pattes, renversé en arrière ou
l’inverse.
Tout est possible.
Et impossible le choix.
Ses bras il veut les jeter.
Il les balance autour de lui.
Lève la tête, le baisse par terre.
Il danse.
Comme jamais.
N’en finira plus de danser.
Il le sait.
Nous nous enfuyons.
On a peur à présent de lui et de sa danse.
Nous venons.
Vers le jeune homme.
On a peur.
Nous venons vers le jeune homme.
Nous venons ailleurs.
Lui, mourra de sa danse.
Insensiblement, il va.
Vers la ville.
Quitte le désert
Il va s’enfermer dedans.
S’abimer.
Il va essayer de crever ses yeux d’insecte.
Ne mangera plus du tout.
Dansera, cloîtré, jusqu’à épuisement.
Pourquoi ça, il ne saura pas.
Le doute le possède et le possédera tout entier.
Il doutera d’avoir rencontré l’homme.
Il doutera d’avoir été au désert, à la source.
La ville, ses machines, sa chorégraphie débile deviendra
sa mère folle, incestueuse, tortionnaire.
Il se laissera faire.
Jusqu’au bout.
Il va mourir certes et sa mort sera sans fin.
Quelle danse inégalable que tout ça !
Tout se précipite.
Il est libre et la terre l’est avec lui.
Il danse.
Il a peur.
Jusqu’au bout.
La ville mère est avec lui.
Nous venons.
Il a peur.
Il est là.
Il danse.
L’inceste, voilà !
Le doute partout.
Nous cenons.
Ça crève partout.
Il danse.
Malgré lui, il danse.
Réfléchir au pied gauche, au pied droit,
à ses doigts et ses bras.
Du doute.
Nous venons.
Lui, crucifié par la danse.
Torturé par la machine, la médecine, la cellule.
Homme sur terre.
Folie sur mer.
Danse partout.
Vers le néant, vers l’air.
Nous venons.


Extrait de l’ouvrage Petit Évangile du quotidien de © Marc François



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