Orgiophantes de la chambre du fond John-Emile ORCAN (Paris - 1985 - Editions du Fourneau)
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Derrière la fresque
finissante, je perçois ce qui pourrait bien
être un paysage afghan : la très vieille terre,
et l’homme presque troglodyte, rare et drapé. * L’instant de la déroute n’est pas historique. Il n’est pas volontaire ou perfide, mais innerve le corps du temps. Ruisselant du vide, une pluie néfaste pollinisa le globe et dans les plaines paisibles se mit à fleurir le pavot. L’or muta en plomb. Et ni les rocheuses, ni les lacs, ni les océans n’y purent plus rien. Ni, d’ailleurs, cette grande et solitaire mélancolie d’un enfant malade, ni ce premier faux-pas, ni cette langueur au front, ni l’injure à Dieu, ni ces larmes, ni ces veillées charnelles, ni les repentirs, ni l’incurable liste forfaiture. * Comment barrer le mot à la déroute ! * Il y a des jours où
je les déteste ; leur mèche trop longue, trop
cocasse masque le néant des visages. Leur
démarche ne décolle plus. Il n’y a en eux ni
hauteur, ni silence. À quoi bon ces fêtes, si
aucun regard n’y statue, si l’on y proscrit l’insistance
pénétrante de l’œil ? * Elle s’était parée de bijoux implosifs : babioles soufrées, pendentifs incandescents, bracelets détonateurs. Ses traits resplendissaient d’une joie sale. Il fallait voir ce corps si fin, si intouché et la manière dont il s’alanguissait, s’offrant aux mains d’une infâme caresse collective. Corps copulant sur leur lit de mort. Avec quelle hargne on se l’appropriait, on s’emparait de ses éléments atomisés, de sa chair jouissante… * Dans cette convoitise de
l’autre, j’ai été tenté par des voies
de détour. Je m’asseyais au bord d’un lac herzien.
J’avais quelque chose de dérisoire et de pitoyable,
comme tous les naufragés de la ville. Je me sentais
devenir filiforme, puis liquide, puis onde et prolongation
vocale. Ma voix se propageait dans le noir. Qu’avais-je
à communiquer ? Tout, rien. Des voix
s’interpellaient, se frôlaient avec irrespect et
impudeur. Et c’était là, dans ce champ diffus
et aveugle que saturaient les appels débridés,
que les choses devenaient prosaïques et
fascinantes. * Debout sur son corps
antique, je me dressais, archange ou orgiophante,
absorbé par cet ample bruissement musical, ce piano
polonais qui égrenait son triomphe douloureux comme
une boursoufflure à l’endroit du cœur. Je veux dire,
tout ce cristal qui explose et emporte, laissant plus seul
et éperdu que jamais, cette crispation de tout le
corps, puis la détente sculpturale qui se prolonge
jusqu’à l’infini. Puis la foudre qui bouleverse le
paysage phonique. Là, justement, est la blessure dont
on ne se guérit pas. Ce vol n’est qu’un tracé
de poussière qui épouse mes humeurs
arc-en-ciel. * J’ai acquis la conviction qu’on peut mourir de vivre, comme on meurt de rire : d’une pléthore de sensation. On voyage dans le corps de l’autre au rythme de transports collectifs et infationnels. Du haut de son crâne à la plante de ses pieds, il m’autorise à organiser mes jouissances. Étrange fraternité, que celle des fusions et des éclipses alternatives. Jamais on n’accoste pour de bon. Et au besoin, on ajoute aux fêtes de la langueur les griseries chimiques. * Se lever, éternuer
dans la bouche du sommeil comme dans celle d’un baiser ivre.
Sortir sur la terrasse qui domine la piste abrupte où
déambulent, coupables, les insomniaques du
plaisir. * Mais que savent-elles de l’immonde, du bestial, du grandiose, du sec et du mouillé élémentaires ? Que savent-elles de cette insulte qui entache ma main -- comme le sang livide de leur chair retournée -- et qui n’a d’égale que l’apocalypse que chacun porte en soi pour la destiner à tous ceux qui lui résistent, qui ne jettent qu’un œil dédaigneux et indifférent sur sa solitude ! Que savent-elles du souffle de l’intemporel, de l’intelligence de la mort ? * Voyez-les
célébrer, dans un rituel qui me fait honte,
les nouveaux axiomes de la vie sous perfusion. J’entends
déjà les cris des martyrs, je vois
déjà leur agonie et je pressens le
cérémonial funèbre qui viendra
couronner leur épuisement. * * * © Fornux
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