LES RÉDEMPTEURS 1)

John Gelder

« En moi le dieu jaloux souffre ;
un tout-puissant désir contrarié
qui bâtit des prisons
et creuse des tombes. »

Amantium irae, amoris integratio est. *

À chaque cérémonie funèbre les vieux viennent en nombre. Cependant pas la moindre dépouille de vieux dans ce cimetière. Les morts qu’on met ici en terre sont jeunes. Les vieillards abandonnent leurs occupations, quittent leur solitude et se rendent dans ce cimetière à grands ou petits pas, l’air ému, tout à la fois graves et lumineux. Toujours, sur leurs traits, il y a comme une étrange lueur qui va en se renforçant à mesure qu’ils s’approchent du cimetière comme si quelque chose là-bas les appelait. Ils pensent à la mort, à leurs jours comptés. Forcément. Mais là où ils se rendent, dans cette Nécropole de jeunes, exclusivement de jeunes, ils semblent surmonter le handicap de leurs jours comptés, de leur inappétence, de leur fragilité, et on dirait même de cet aspect souverainement répugnant d’hommes âgés. Car, si on les observe bien, on est frappé par quelque chose d’abstrait et de démoniaque, comme si la proximité des jeunes dépouilles les métamorphosait en rapaces assoiffés et impatients de dévorer leurs proies.

Ce lieu de sépulture qui ressemble à un chantier de fouilles archéologiques est éloigné de la ville de plusieurs lieues. Sur le chemin d’asphalte mal entretenu, cette colonne de vieillards - à laquelle s’ajoutent des véhicules de l’armée ou encore de simples camions à bâche - avance lentement dans les deux sens. Par beau temps, le pèlerinage bat son plein. Seuls les jours de pluie, de grand vent ou de blizzard tempèrent l’ardeur des vieux à cheminer sur cette route étroite. Ils se savent les prophètes d’un monde déjà fini. À travers eux, ce monde a périclité puis s’est dissout. Le temps, celui de leur miraculeuse survie dans cet univers incendié, a accumulé en eux une connaissance terrible. Ils sont les Juges, et nul ne le sait encore. "Ils ont énervé le monde et le monde épuisé comme nous ne l’a pas supporté", pensent les vieux. "Ils lui demandaient trop, beaucoup trop, bien plus que le monde ne peut donner et, surtout, ils sont trop nombreux" "Oui, la surabondance de leur fraîcheur, de leur agitation leur a été fatale…" "Certes, le monde ne supporte plus leurs insultes, leurs récriminations, alors il leur déchire la bouche pour ne plus entendre ces insultes, il leur arrache le cœur pour ne plus subir leur courroux aveugle, il leur coupe les couilles pour se mettre à l’abri de leurs harcèlements." "Exact, c’est là où l’agneau a donné jour à un loup. La Norme a décrété que l’agneau doit être sacrifié, selon le principe que le jeune est délinquant avant même d’avoir commis un quelconque forfait. Vous comprenez ?" "Assurément, tel un sacrifice propitiatoire pour un monde qui autrement n’est que conflit et embrasement." "C’est pourquoi il nous faut repérer le mal là où il s’incarne, dans le corps du jeune en manque d’affection et d’affectation." "Et donc le connaître intimement là-même où la société le sacrifie, là où il agonise encore tout pantelant de terreur." Absolument, là aussi où nos cœurs fatigués mais combatifs nous guident !" "Alléluia !"

Nous avons bu nos jours, mais nous avons encore notre mémoire, pensent les vieux. Elle nous dit ce qui est bien et ce qui est mal, et là où nous allons, il y a le mal mais un mal avec son cortège de martyrs. Oui, des martyrs qui ont besoin de nous. S’il nous reste un rôle plaisant à accomplir, un sacerdoce, c’est de leur souffler à l’oreille qu’ils sont beaux et purs comme des martyrs. C’est notre façon à nous de racheter la faute, le défaut objectif qui installa son empire sur la terre des hommes. An nescis, mi fili, quantilla sapientia mundus regatur ? - ne sais-tu donc pas, mon fils, combien peu la sagesse gouverne le monde ? Nous sommes la mort debout qui feint de vivre pour mieux surprendre le vivant fauché à l’apogée de sa gloire, qui n’est que violence, souffrance et martyre. Un suicidé de frais, nous respirons ! Un torturé et déjà nous nous savons rassasiés. Bénis soient les insensés. Ces fléaux sont notre viatique, la justice préventive aux mains du pouvoir décrépit, le vivier de nos passions neuves. Notre ancienne et terrifiante nostalgie de condamnés à compter les jours se nourrit à votre sève. Alors, croissez encore !, c’est notre cri de guerre, de sainte guerre, croissez !, ce cri devrait résonner dans le monde agonique comme autant d’incitations à multiplier les croix. Le jour où elles seront assez nombreuses, informées de ces millions de gémissements pathétiques, le mystère de la nature avisera… Vous souvenez-vous, chers frères, de ce temps jadis ? La chose était bien plus commode pour nous. Trois croix sur le Golgotha, c’est le chiffre divin, après tout. Certes, mais le coût, cher ami, le coût. Pas seulement le coût, le nombre, toujours le nombre, et c’est ça qui est intéressant. Aujourd’hui c’est une génération entière qu’il faut mettre en croix pour que le message prenne force de révélation. Je vous l’accorde volontiers, face au désastre qui s’abat sur les consciences perdues, un seul martyr ne ferait plus le poids.

Voilà à quoi sert ce vaste territoire cédé par la ville, une décharge de jeunes chairs sacrifiées au nouveau dieu Prosthésis - celui qui formate, ajoute, remplace, usine le corps -, bornée ici d’un muret de pierre, là d’une simple clôture défoncée par endroits, avec un portail flanqué d’un bâtiment rudimentaire, une baraque de bois couverte de tôle ondulée où loge le personnel de gardiennage, des Roms ou des déplacés à qui la préfecture a trouvé une fonction de proximité, c’est-à-dire à proximité du lieu où le moindre écart par rapport à la loi les destine, eux aussi. Au fond du territoire une pelleteuse s’active presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle creuse une large tranchée pour jeunes agonisants en nombre. Les fosses individuelles occupent à peine un quart de l’espace ; elles renferment les plus beaux martyrs et fournissent un accès facile aux Pèlerins.

Les visiteurs se pressent autour des fosses. Ils opinent du chef en écoutant les détails coutumiers à présent des circonstances d’une mort. Ils veulent savoir, tout savoir sur ces morts, toutes ces morts, toute la journée ils se pressent autour des tombes et questionnent, veulent tout savoir dans les moindre détails. Ce très jeune mortellement blessé fut-il surpris en train de voler une voiture et, pris sur le fait, voulut-il fuir avant d’être abattu par un vigile ? Fit-il partie de cette bande qui l’autre jour tenta de braquer une banque ? Fut-il trouvé mort dans sa chambre, victime d’une overdose ? Bourré de drogues et d’alcool, frappa-t-il cette fille à mort ? Tenta-t-il d’amorcer cette bombe dans le car, dimanche dernier ? Peu importe, il est jeune, il a été abattu, assassiné, il est mourant d’une agonie injuste, c’est sûr, c’était, qui sait ?, un jeune homme sans histoire, un étudiant défenestré ou renversé par une voiture, quelqu’un de très bien, élégant sans être voyou ou terroriste. Qui est-il, qui fut-il, comment fut-il ? On a le devoir de savoir. Sa vraie famille, celle qui s’intéresse bouleversée à sa mort parce que cette mort est jeune, ne vient pas à son heure normale, sa vraie famille qui, présente à toute heure de la journée et de la mort, veut voir et savoir, celle qu’une commisération grave et lumineuse pousse à assister à ses funérailles, sa vraie famille, ce sont nous. Et c’est justice, croyez-moi.

Restait-il d’autre fonction aux vieux pèlerins que d’être évincés du regard d’autrui ? Mais ici le dégoût a changé de camp. Ici les regards mourants ne se détournent pas, ils sont ouverts sur un vide plus antique qu’eux. Ces visages assassinés sont exempts de mépris, les bouches entrouvertes incapables à présent d’insultes ou de quolibets. Les têtes brûlées deux fois plutôt qu’une ne jugent plus, ne rabaissent plus, ne moquent plus, elles sont ailleurs ; hier encore pleines de vie et si arrogantes, elles précèdent les vieux dans le territoire de l’éternelle vacuité. Elles ouvrent la voie au repos souverain. Sacrifiées, elles sont plus souveraines que la sagesse. Les vieux se bousculent un peu. On distingue le personnel de gardiennage, des militaires, des aumôniers. Et les pèlerins continuent de digresser avant de passer à l’acte : ce fut une décision sage, quoique bien cruelle, n’est-ce pas, que de substituer cette décharge aux prisons inhumaines. Absolument, les commissariats sont pleins, les lieux d’incarcération, les camps débordent, que voulez-vous, la garde prétorienne des maîtres au service du dieu Prosthésis s’est arrogé ce droit d’airain d’évincer déjà préventivement ceux qui clament leurs résolutions criminelles. Mais ne sommes-nous pas là pour réparer et pardonner ? Tant de misère n’est pas sans haute signification, leur agonie, grâce à nous, peut redevenir une cause. Les charniers également relèvent de la Providence. L’histoire est ainsi faite que ceux qui survivent dans le péché apportent la Sainteté à ceux qui y succombent. Voyez ces figures se décomposer sous nos yeux, chassons les mouches et bénissons ces restes, puis mettons-nous en quête des corps encore frais, encore tièdes mais si tranquilles désormais, comme s’ils nous attendaient pour nous confesser l’inavouable.

Corps emmêlés ou isolés, comme alanguis, vêtements déchirés maculés de sang, ou nus. Si seuls. Purs, lisses, décontaminés du virus de la foule. "Une foule est à un degré extrême excitable, impulsive, passionnée, versatile, inconséquente, irrésolue et, ainsi, prête au pire dans ses actes…" Affranchis de toutes ces saletés qui germent dans le dépôt du multiple, ils ne font plus peur, à présent. Regardez. Rencontrez-vous ici des bandes patibulaires, des escouades, des armes blanches, des grenades ? Rien. L’accès à ces corps ajustés à l’extrême nudité de la mort est libre de tout danger. Déjà la vermine les guette. Elle va à ces jeunes agonisants comme le mal aux prostitués. Elle veut ces corps pour satisfaire son désir de corrompre. Sont-ils enfin ce qu’ils sont en eux-mêmes: corruptibles ? Tout va à cette corruption désirable, y compris la noble vermine des pèlerins.

Alors, le lendemain, le surlendemain, dès que la complexion en lambeaux le permettait, on repartait seul en quête d’un joli agonisant à connaître. On avait vite fait de rencontrer en chemin un autre pèlerin. Parfois la voiture d’un vieux fortuné s’arrêtait. Je vous emmène ? Première éclaircie après la nuit chauve. Sur le chemin de la Nécropole on retrouvait les habitués, connus ou inconnus, des frères aussi délabrés que vous mais qui peu ou prou s’étaient extraits de cette même pénible nuit scrofuleuse. On s’introduisait difficilement dans la voiture, les articulations grinçaient, les lombaires hurlaient, la portière à refermer, un regard de biais vers l’autre… Image désastreuse de soi : on avait beau partager la même foi, cela ne vous faisait pas une figure appétissante. Valait mieux regarder devant soi, la route, le paysage sale d’un matin d’automne, et espérer, penser à la belle façon d’effacer sa migraine, penser aux voluptés du Bien qui attendent là-bas, au cimetière, avec ses arrivages frais de la nuit. La souffrance des autres élevée au rang d’un objet spirituel à satisfaire, à bénir, oui jouir de corps jeunes qui ont mal vécu pour atténuer sa douleur, oui croquer le Mal pour se hisser sur les échasses du Bien, oui le Mal là où il offusque toutes et tous dans le déni de la violence juvénile !

On ne passait pas comme cela, sans autre formalité, l’entrée du cimetière. Un petit Rom mal réveillé mais portant chemise bien blanche, se tenait là, sébile à la main. Il fallait bien sûr payer son obole, dix cents suffisaient, il se disait catéchumène, lui aussi avait trouvé une fonction à sa condition de mendiant. Derrière lui, dans la pénombre de la cabane, le père mal rasé enfournait sa bure de curé, tandis que ses doigts aux ongles sales glissaient sur la table pour saisir le chapelet qui traînait entre les restes du repas de la veille. Le petit souriait et secouait sa sébile, un sourire de diablotin, il était encore assez illettré pour savoir lire dans l’âme éprouvée des "rédempteurs", y devinant la perversion de ceux qui pour pas cher vont satisfaire le besoin de se consoler de n’être quasi plus vivants eux-mêmes. Sa famille, à cause d’autres souffrances - mais toutes se ressemblent - ne lui avait-elle pas appris le plaisir de voler, de glisser sa menotte dans la poche des grands à la faveur d’une bousculade dans les transports publics pour dérober de quoi satisfaire l’oncle receleur et vicieux qui d’une main recevait la solde et de l’autre vous caressait là où il ne fallait pas. "Savez-vous qu’il y en a qui se logent impénitents dans la fosse, grimés en cadavres comme d’authentiques artistes ?" "Ah oui, et pourquoi donc ?" "Pour vous narguer donc pour vous culpabiliser. Vous y allez de votre ’bénédiction’, tel l’oncle receleur, puis le gamin se réveille cabot comme il est et vous pointe du doigt." "Quelle horreur, quel blasphème !" "Et quelle honte pour nous, car ce n’est pas avec dix cents qu’on s’en tire pour racheter notre honneur." "Je pense bien, mon Dieu !" "Mais je peux les comprendre. L’enfance saisit très vite combien ses jeux suivent les mêmes règles que les nôtres ou inversement. Ce qui, soit dit en passant, nous innocente un peu." "J’espère bien, j’espère bien, loués soient les Satrapes, les anges, les daïmons !"

Souvent la nuit avait été mauvaise, le sommeil les avait plongés dans le tourment et la tristesse. La nuit des vieux est si vulnérable. Le corps s’agite et les douleurs émergent comme l’eau sale d’une cuvette qui débonde. Rien ne reste, rien ne résiste à une crise de névralgie, à un acouphène virulent, à l’insuffisance cardiaque. Rien hormis la joie d’aller s’encanailler au cimetière. Il ne reste rien aux vieux que des choses à ensevelir, à balancer, le lendemain, dès l’aube, sur les corps mutilés du charnier, là-bas, comme une offrande. Oui, pensaient les vieux qui souffraient de tourments nocturnes, de mille malaises et de l’idée de perdre bientôt la vie, oui, pensaient-ils, faire de tout cela un linceul pour ces jeunes morts, faire Offrande de ce qui m’empoisonne. Personne de vivant ne veut de ces sentiments malades, ils ne sont plus dignes d’une étreinte amoureuse ou d’un éloge public. Cela ne vaut plus un coup d’œil, ni un regard, ni un sourire. Mais nous, on peut en faire un Don. Un Don immatériel, la Miséricorde n’a-t-elle pas été inventée pour cela? Et si les siècles oublieux ont un peu négligé cette Grâce, cette fonction de donner sens aux excréments de l’ennui, les temps moroses et mortifères qui s’abattent sur nous auront vite fait de La réhabiliter.

Ils écoutent et regardent, regardent encore, se penchent s’aidant mutuellement pour ne pas glisser dans la fosse, trop près du corps, non pas trop près encore, pas si vite, différer, contempler d’abord, contempler et lui susurrer nos prières préliminaires. Ils sont là, regardent, écoutent, vont se faire un petit break auprès d’une buvette improvisée en bordure de la Nécropole à côté du baraquement paroissial, boivent un coup, se sustentent, vont faire leur besoin dans la cabane avoisinant la sacristie-buvette, car les jours des vieux sont longs et les vessies incontinentes. Puis retournent dans le charnier, conversent entre eux, écoutent, ou, s’ils savent, ils commentent, édifient, prêchent, prosélytes de leurs besognes salvatrices : "Celui-là, il avait dix-sept ans." "Un simple accident, mais regardez comme il est abîmé !" "Celui-ci, il paraît qu’on l’a trouvé décapité dans sa cellule." "N’est-ce pas qu’il est beau alors qu’il n’en reste plus un membre intact !"

Penchés sur les tombes, certains improvisaient leurs prières. "Nous sommes les rédempteurs. Vous mourez sans avoir connu les dispensateurs de la Bonté. Un Seigneur bon, et proche comme l’ami supérieur, impérieux dans l’empathie, et si doux. Le vrai Thérapeute. Le bon, le doux conseiller des martyres annoncés. Le Père dont la main réchauffe l’âme et le corps du pécheur. Pose ta main sur moi, sois ce don amoureux qui féconde mes vieux jours comme il aurait dû féconder tes jours jeunes. Sans toi, sans moi en toi et toi en moi, nous sommes tous condamnés à vivre morts. Ne te replie plus sur toi, ne chasse plus ma face de Patriarche, c’est un masque que, dans sa jalousie, la déesse Norme a inventé pour vous effaroucher. Derrière ce masque en vérité mon visage est lisse comme le tien. Écoute, écoute-moi bien, ce n’est pas un visage de vieux, le nôtre, non, ce que tu as toujours cru voir et détester n’étaient que les traits éprouvés d’un sage. Nous sommes la bonté mais aussi la sapience de tout ce qui te faisait défaut, le savoir qui peut écarter de ton corps les mains impies qui t’ont brisé, des mains fiévreuses et pressées donc terriblement maladroites. Et leur fièvre s’était transmise à ta main ! Et sens comme elle s’est raidie maintenant, ta main pressée et qui se trompait si souvent de geste comme on se trompe de chemin. Tu ignorais ce que nous savons : que l’amour va directement du cœur à la main, et qu’alors la main est libre et divine. L’amante universelle ? Étonne-toi qu’elle porte atteinte à ta vie, certains soirs de fièvre, d’égarement et de détresse. Garde ta main dans la mienne, imprègne-toi de moi en rendant ta paume délicate et infiniment pénétrable."

Car, ci-bas le chaos est un néant gravide d’offense… Ils ont tissé une toile d’araignée entre les branches de l’arbre de la vie. Ils ont eu tout le loisir pour cela. Elle est leur croix sacrificielle et leur privilège. Certains - à bon droit - pensent qu’ils y attendent la mort. Leur toile est un piège. Le spectre d’une autre prison, divine celle-là. Regardez ! Voici des condamnés qui cheminent douloureusement ? Ce sont en vérité des cathédrales sacrées et imposantes, leurs murs épaissis par l’âge, avec des douves creusées comme des rides protectrices. Elles sont parées pour l’offensive de l’ennemi quel qu’il soit. Des grabataires fatals, comme ces femmes parées d’une noire séduction en qui le destin - amor fati - loge tel un aimant. Des gouffres d’érudition que le désir dévore puis emplit. Et leurs vieilles faces d’épouvante? Et leur ventre sec mais gravide de désolation et de détresse alchimiques? Pour eux vous êtes faits, pour nos ventres encyclopédiques, nos vieilles tripes de savoir qui, silencieuses comme la Providence, règnent sur le monde de l’impudente et imprudente jeunesse, vous !

Car, méfiance, méfiance !, le Dieu jaloux, l’Archonte éternel veille dans la géhenne des corps vieux. Et il est prêt à tous les pactes, il est le lieu des genèses, il est le détenteur de la glèbe où, naguère, en Mésopotamie, l’Unique Seigneur, vieux comme un cosmique fossile, malade et enfiévré de solitude, déterrait le premier homme jeune qui lui appartiendrait à jamais. Dans tout vieillard délabré et atrabilaire sommeille un dieu prodigue, capable de toutes les parousies, de toutes les épiphanies. Laissez-lui sa honte, son courroux, son désespoir et son arpent de fange gorgé de sève coupable et il vous bâtit un monde, un monde féroce à jouir et à dévaster. Et dont il est le maître incontesté jusqu’à la dernière fable, son ultime soupir méphitique.

Jamais un mot d’apitoiement sur soi, pas de tremblement excessif dans la voix, la vieille voix rauque et chevrotante s’est éclaircie, comme le regard s’est mis à briller, puis ce ravissement qui leur fait monter le rouge aux joues habituellement blafardes et creusées. La beauté meurtrie semble monter du dedans de la fosse vers ces vieilles faces, les illuminant. Les nourrissant. Des cannibales qui se délectent d’une piété inhabituelle, inédite, dont les regards brillent devant l’abomination de cette jeune mort qui s’offre généreusement à leurs visages portés à l’incandescence. Leur demanderait-on : "En mangeriez-vous de cette chair qu’on vient de jeter en terre ?", qu’ils auraient l’air offusqué, mais pas tant que ça. Le rouge sur leur joue est celui de l’appétence retrouvée, de l’épiphanie, et le cannibale devient communiant, la chair se transfigure en hostie.

Ils viennent pour Lui, le Démembré, le Déchiré, le froidement abattu, Lui, le Violeur impudent lapidé par la foule, le Lynché par plus violent que Lui - et ce sont eux, les vieux, jour après jour, semaine après semaine, emportés par leur foi, leur piété fraîchement découverte, leur miséricorde enfin assurée, ce sont eux, ces vieillards de la Foi recouvrée et finissant leur vie en une dévotion empressée, qui restituent au Monde le Grand Pardon. "Sens-tu aussi naître en toi cette force merveilleuse ?" "Oui, je découvre ce que je suis, un Revigoré, ce corps si beau de Martyr qu’à présent, ô oui osons !, je touche et caresse dans son sacrifice, me redonne le goût de la vie : je ne songe plus à mon épuisement, je suis tout à la joie de ma Prière… Tiens, aide-moi, que je baise cette bouche pour en effacer la crispation mortifère."

Et ces invocations, ils les réitèrent, interminables : "Dites-moi, savez-vous peut-être qui était ce jeune mort ? Je le touche tellement il est touchant. Que savez-vous de lui, dites-moi. Qui l’a écrasé ? Cela s’est passé comment ? Qui l’a si tendrement déshabillé pour me révéler cette Vérité de l’universelle nudité? Qui l’a tué? Qui l’a torturé? Comment cela s’est-il passé? Comment vivait-il sa jeunesse adorable? Est-il mort dans un accident de rollers? S’est-il épuisé devant ces obscènes yeux virtuels? Avait-il des amis? Une amie? Était-il père de famille, assassin? Qui allait-il tuer, blesser, défigurer? Dites-moi tout sur lui, que ma Foi exulte ! Comment a-t-il vécu, mal ?, quelle question stupide, mal bien sûr, il a fauté comme un beau vrai diable, il a fait des saloperies sans nombre, il est constitué pour cela, on flaire encore le fumet du sacré stupre auquel il se livrait, oui, terroriste il était, vivant et vivifiant violeur de frères, de sœurs et de mères, ou suicidé, désespéré d’être trop beau pour lui tout seul, adorable fauteur, sans quoi que ferions-nous, que serions-nous ici? Était-il violent dès son tendre âge? Dans quelle communauté vivait-il? En quoi, en qui croyait-il? Il n’est pas de notre race, mais quelle grâce ! Celui-là, je parie qu’il était maghrébin, ou pakistanais, je reconnais la texture de sa peau autour de la blessure. Confirmez-moi, je vous en prie. Quelle délectable cérémonie avons-nous aujourd’hui !"

Ils viennent témoigner, ce sont des témoins qui s’accrochent à la barre devant le tribunal de la mort et leur regard, leur soif si vivement désaltérée invoquent la rémission de leur propre vieillesse par l’amour du mal sublimé. Ils viennent témoigner avec ravissement et douleur, ils témoignent en faveur de la vie dans sa glorieuse délinquance, de chaque fosse, de chaque mort, de chaque mutilation, et chacun de leurs témoignages leur insuffle une Foi au-delà de toutes les fois défuntes. Tel corps peut être démembré, telle tête fracassée, tel ventre explosé, puis… puis il y a ces mutilations sexuelles, des violeurs émasculés, des parties génitales arrachées, et les vieux tombent à genoux, indignés, ravis, extasiés : "Y avait-il des témoins ? Existe-t-il des photos, des cassettes ? Je veux communier avec ce martyr en connaissance de toute cause ! Faisait-il partie d’une tournante ?"

Ils cheminent parmi les fosses, l’œil aiguisé détaille, repère, s’émeut, voit la chose qui soudain l’embrase et le ravit. "Là ! Celui-là ! Mon martyr, c’est lui." Alors, un autre pèlerin accourt, on redescend dans le charnier en s’aidant mutuellement, ou dans la tombe, ou la fosse, la fosse de son choix, à genoux dans la fange, la terre molle ou poisseuse, et le geste devient délicat quand on touche le martyr, son front, ce qui reste du corps abattu la veille, l’avant-veille, du corps bousillé, déchiré, du corps spolié, et c’est comme si chaque défunt ressuscitait dans le resplendissement de la violence qu’il a subie, comme si chaque corps, dans sa perte, entrait en symbiose avec une qualité singulière de mort, comme si chaque corps était une écriture de cela qui est la mort, la gloire de Celui qui choisit la chair destinée à souffrir pour la Rédemption originelle et finale : le Vieux, le Vieux dans toute sa Sainteté, celui qui-est-parce-qu’il-est-vieux, le vieux qu’on aide à se coller contre ses dépouilles bien-aimées faute de trouver de la place pour s’agenouiller. Le vieux se signe, il signe son émoi, son extase, sa main prie en actes maintenant, c’est tout le sens de sa Foi que de la rendre palpable, charnelle, violence juvénile faite chair - car le Miracle est là, dans la parousie du vieux retrouvant l’ardeur d’anciennes pulsions à présent ressuscitées. Il touche la main flasque et lisse mais si chaude encore. Se perd en contrites conjectures : "Avec qui as-tu fauté, mon ange, quel que soit ton crime, je t’absous, je n’étais pas là pour veiller sur ta faute, ou sur ta débauche, pardonne-moi, c’eût pourtant été mon devoir de Sagesse, elle ne peut être partout, mon omniscience de Père ne peut rien contre la multiplication des mises en croix, comprends-tu, petit? Vous vous étiez tant multipliés, aussi ! Il ne fallait pas. Voilà votre perte, voilà à quoi se vouait la volonté méphitique de l’Enfer, la Promiscuité voulue par le tyran Prosthésis ! Cela donne à ton sacrifice sa Grandeur, le nombre qui échappe à la Sagesse, nous sommes toi et moi témoins que la Providence dispose de cette terrible exigence qui consiste à vouloir être prise de court pour retrouver - Elle aussi - sa souveraineté. Nous sommes là, tous les deux, intimement enchevêtrés dans une même miséricorde, je sens ta main revivre et me parler, ah ! quelle merveilleuse confession sort de tes membres déchirés et parle à présent à mon cœur…" Parfois le vieux prélève un doigt, une parcelle de peau qu’il porte à la bouche pour mieux communier, prenant la Magie à témoin : "Goutte, Déesse neuve, ce corps que mes dents étreignent." Ces morts ont une divine saveur, ils sont divinement consentant à communier : "Je t’étreins, pécheur adoré, je rassemble tes restes, me les fais miens en te refaisant valeureux pour le temps des temps, pour le siècle des siècles, tes os contre mes os se consolant de n’être qu’os, ton ventre contre mon ventre - lui aussi dénudé - se consolant de n’être que ventre, et que je chéris, et que je bénis car avec tes restes dont, enfin, je jouis, je nous ferai un Fils glorieux, glorieux car voué à une gloire commune, nous faisons de nous un miraculé, n’est-ce pas là notre Bonne Nouvelle?" "On t’a violé, murmure un autre vieux, on t’a violé, c’est atroce et intéressant, car je suis le verbe coagulé qui coula en sang entre tes cuisses, je n’avais pas voulu cela, tu le sais, mais tu m’as désobéi, tu devines, en cet instant solennel, dans quelle communauté tu errais pour semer ta Faute, tu as abusé des concubines de tes frères aveugles encore, et les frères contre toi ont sévi, se sont vengés, la violence de ta volupté s’est, en eux, retournée contre toi. Mais dans la délectation de ma miséricorde, je bénis ton sang coupable, j’en savoure le goût coupable, je nous unis en croix, en vérité, grâce à moi, tu n’auras pas souffert en vain. Prions, aimons, soyons enfin amants dans l’Immanence…"

Le crépuscule surprend les Sages dans leurs saintes effusions. L’ombre jette son linceul sur leur sacerdoce, sonne les matines pour d’autres prières, pour se reposer, revivifier la vocation du lendemain. Ils s’extirpent de leurs couches boueuses, s’aident à nouveau les uns les autres, le cœur encore embrasé mais le vêtement lourd sur le corps fourbu, telle une carapace de sainte débauche. Et les voici reformant, mais en sens inverse, le cortège de pathétiques devins s’en retournant de leur Chemin de la Passion.

La voix du Père glorieux a eu le dernier mot, le Monde, à nouveau, peut imprimer l’allègre trajectoire de son orbe dans l’Univers enfin rendu à la Raison.

La Tâche des Rédempteurs est accomplie.

(* La colère des amants scelle l’amour)

© J.Gelder


1) Cf. M. Eliade, Le Yoga

p.294 AGHORI,  kâpâlika.
« Or, il existe une classe d’ascètes çivaïtes, les Aghori ou Aghoripanthi, qui ont parfois interprété matériellement ce symbolisme du “cimetière” et des “cadavres”. Leur nom a été traduit par “non terrifiques” (a-ghora) ; aghoraphanti serait celui qui suit la voie (ou le culte) de Çiva sous cette forme. Les rapports avec le tantrisme seraient évidents.  Ces Aghorî mangent dans des crânes humains, hantent les cimetières et ils pratiquaient encore le cannibalisme sur un amas funéraire. Ils se nourrissent de toute sorte d’immondices et de n’importe quelle espèce de viande, sauf celle du cheval.  Ils justififient ces pratiques en disant que tous les goûts et inclinations naturels de l’homme doivent être détruits, qu’il n’existe ni bien ni mal, ni agréable ni dégoûtant, etc. De même que les excréments humains fertilisent le sol stérile,  ainsi l’assimilation de toute espèce de saletés fertilise le corps et rend l’esprit capable de n’importe quelle méditation….
Le Kâpâlika vénéraient Çiva sous son apsect de Mhâkala (le Grand Destructeur) et Kâpâlabhrt (le Porteur de crâne). Ils ressemblent beaucoup aux vâmâcari tantriques, mais ils poussent à l’extrême les pratiques orgiastiques et la cruauté rituelle…
p.295 “Mon collier et mes ornements sont faits d’ossements humains. J’habite parmi les cendres des morts et je mange dans des crânes (…) Nous buvons la liqueur dans les crânes brâhmanes; nos feux sacrés sont alimentés avec des cerveaux et des poumons d’hommes mêlées à leur chairs, et nous apaisons le dieu terrible (Mahâ Bhâirava) avec des victimes humaines couvertes de sang frais jailli des blessures de leur gorge (…).

Quelques notes sur le projet Mythzs et l§gendes de ka violence contemporaine

Dieu disposiytif - Anges prothèses, Prosthesis le dieu ambivalent, mi-nature mi-homm,qui rajoute à la machine corpotelle pour la faire perdurrer en tant que marchandise économique : de l’intelligence mécanique; des pieces rapport0ées qui conservent du vieux avec du neuf, mais pour l’entttrpruse des maïtres, Prosthésis est la dibuté dzs maïres, de lleujr ikn telligence ikntéressée - il raconte la fabl de l’immortalllité t de l:a durée infinie, utile. Il ett aussi le grand scénographe - Déesses, Haine. furduu, Révolte envahissent les corps perdus dont les cris  brtaux sib destikn és à effraqyedr prosthss et ses hommes de main ,  ses centauruins. Elles règnednt sur les dikm:inus, se délectent de leur desespoir ei de ldeir soluffeanczs judqy’a en  pledurer ; leur cgabt devuent cantiquje religieuse

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