Les Aveugles m’observent* Helen Niman (Extraits) Lumière Les aveugles me voient. Ils m’observent ramper. Le
sable miroitant m’égare, me renvoyant mon image
aveuglante --- la voie perdue d’un crieur dans le
désert. Les miasmes baignent mon corps : mes
cicatrices ne se ferment pas, gorgées de vermine. Il
faudrait de l’eau de mer pour les cautériser.
Après m’avoir examiné, les aveugles me disent
qu’ils veulent m’aider. Danse J’ai souvent besoin d’un soutien pour avancer, une main pour y fondre la mienne, une canne blanche à pommeau d’ivoire, un baladeur aux roues crissantes ou l’épaule d’un ami armé. Parfois je progresse à quatre pattes : je dois musser, gratter, creuser. C’est que mes jambes sont des cordelettes avec lesquelles je fais des noeuds. Je pourrai peut-être un jour les prendre à mon cou. Mes pas sont désordonnés - je fais des mouvements de nage et j’agite mes ailes couvertes d’écailles - sonnent faux comme le cartilage à peine formé de mon méruf, de mon bitia, de je ne sais quoi encore au pied, qui souvent se casse, éclate en mille morços. Le moindre faux-pas - pour éviter un obstacle : par exemple, ma tête qui tombe fréquemment et que je recherche à tâtons -, le moindre faux-mouvement -- pour compter les cheveux que chaque jour je perds -, la moindre bousculade -- les insectes se heurtant à mon front et que je prends à tort pour mes défunts frères -, les herbes frôlant mes mollets -- algues qui me clouent -, la pluie m’assaillant de ses traits -- la moindre goutte m’engloutit sous un cataracte m’aveuglant -- font vaciller mon corps… je me retrouve par terre mordant herbe et fourage, ivre de colère. Pour me nourrir des couleurs des papillons, pour attraper les ballons d’enfants, je monte sur les bancs aux couleurs délavées, au bois attaqué par les pluies acides qui me trouent la peau. Et les échardes dentelées mordent la chair de mes pieds, se parant ainsi d’une mousseline cutanée, colorée et unie. Je chute alors sur des oreillers de goudron et me roule dans le sable vert au goût de ronce. Mes pieds nus suivent un chemin de craie et d’asphalte qui les rabotent, et mon dos a pour dossier le mur gris de la cité cimentée. Les trottoirs sont trop hauts, je ne peux les sauter : chaque fois que j’essaie, c’est un ongle cassé ou bien un doigt de pied. À l’aide du papier mâché qui me sert à façonner des sculptures (masques, figurines et marionnettes) que je badigeonne ensuite d’écarlate, je m’échafaude des jambes… toujours sous les voitures on les trouve brisées, flottant dans un bainde gouache. Les fourmis rouges, sirènes funèbres, pompent mon sang, se disputent les grumeaux attachés à ma peau ; ivres de tant d’odeurs, des processions de fourmis noires transportent mon cartilage granité pour bâtir leur demeure. Je reste seul, proie de tous les fauves qui rôdent autour de moi, me reniflent, me lèchent, me mordillent, me griffent, me lacèrent, me découpent lentement, me déchiquettent peau à peau, arrachent ma chair, dévorent mes entrailles dans un tombeau de sang me noyant à flots lents - affolés ! Les fourmis bouffent mes jambes expirant leur vie qui tombe en lambeaux. Comme une inspiration ! Étoffer. Agiter ! secouer ! remuer les gambilles… La danse pour les quilles… Talons en pointe : gigues ! Galoper en tous sens et claquer des sabots ! Doigtés scandés grattant les feuilles ! Battre des mains ! Frapper des pieds ! Entrain, traîner ! En un seul bond, se regrouper. Valser en l’air où s’envoyer ! Rythmes et gestes ! Danse ! Danse ! Danse ! Danse ! Sautiller ! Parader ! Pirouettes tanguées ! Gambettes dénouées, tracer cercles et ronds ! Chorée : graphie de pas lourds gravés dans le sable… brisé ! Fripper l’herbe acérée… concasser les rochers ! À coup de pied ! Vriller ! Broyer ! Tituber, culbuter ! Gouttes de sueur… gouttes de pluie : éclabousser ! Aplatir, emboutir… désosser les voitures à grand coups de klaxons ! Piétiner les ordures ! Gouttes de suie… gouttes de pleurs : et s’enivrer ! Battre le fer, frapper d’aplomb ! Salsa, rock et pogo…Tango et rigodon ! Bitume buté ! Saccades béton ! Gambiller ! gambader ! Épris de frénésie, écraser les fourmis ! Tasser leur tumulus ! Les fouler du talon. en cadence de sauts : flaques rouges et noires ! Et leurs pattes pressées, leurs antennes dressées chatouillent de leurs poils la voûte de mes pieds et les font rebondir de plus haut ! Abdomens écrasés et têtes éclatées ! Craquements excitants ! Frappements ! Battements ! Cabrioles carpées… dompter les entrechats ! Les fauves sont en cage… Les fauves tournent, tournent… et la lionne y danse… Tous en rond : farandole… Sans fin font comme ça ! Entrer dans la danse … Sauter sur les fauves ! Marteler ! Écorcher ! Pointes onguiculées enfoncées dans les ventres ! Déchirer les peaux ! Labourer les chairs ! Lécher les plaies ! Boire le sang ! Se parer de muscles… Déguisé, grimé, défiler, giguer ! Arracher les couilles ! Tripoter ! Agiter ! Castagnettes ! Puis casser ! Frapper les os contre les os contre les troncs creusés ou pleins ! Taper ! Cogner ! Batteries ! Bruits et danses ! Colériques ! Onduler ! Ondoyer ! Guirlandes de boyaux, boas lascifs :cordace ! Danse coulée… Nage rythmée ! Corde à sauter… Corps à doter ! Corps traversés des cœurs qui battent ! Des bras qui portent… Des mains qui glissent… Des bras qui poussent… Des mains qui tirent… Des bras qui prennent… Des mains qui griffent… Corps à donner… Corps adonnés ! Frottements denses des ventres ! Donner la branle, salace ! Boire le lait et s’y noyer ! Corps soulevés, baisés… qui claquent ! Corps adossés… Corps à céder ! Visages marqués ! Extases figées ! Hoquets des anges ! Transes d’échange ! Ronde macabre ! danse infernale ! tourner avec des morts ! Valses des cimetières ! Les masques sont tombés : ne plus se déguiser ! Les trous restent troués, les vides évidés ! Mes os entrechoqués, j’entends leurs cliquetis ! Squelettes d’anges ! Danses étranges ! Liturgie Premier mouvement. C’est ainsi que suis assuré de ma puissance fornicréatrice. Ce fut le premier jour. Second mouvement. Enfin je te trouve. Tu es plus belle encore, morte, recouverte de poussiers et de glaires, de poussières et de plaies, baignant dans ton sang - ce que tu peux me plaire !-… je t’embrasse et te caresse de ma peau maladive et m’abreuve à ce sang si enivrant, si vivifiant. C’est ainsi que je te prends pour une valse, salve d’amour, scandée par les chants du rossignol perché en haut d’un arbre, pluie fine qui nous enlace dans le foin de son odeur, de son goût et de son tintement d’urine. C’est fou comme je t’aime ! Ce fut le second jour, je crois. Troisième
mouvement. La preuve d’amour qui me rendra digne, dingue, dong de toi. Ce fut le troisième jour. Quatrième
mouvement. Je m’endors comme dans un songe mémorable, toi à mes côtés. Ce fut le quatrième jour. Cinquième
mouvement. Enfin je sens quelque chose se produire en moi. Quelque chose de grand ! Qui l’eut crû… ? Ce fut le cinquième jour. Sixième
mouvement. C’est accompli. Ce fut le sixième jour. Septième
mouvement. Je me nourris de zizanie. Un chant vierge maintenant. * Les Aveugles m’observent, ouvrage en cours. © Helen NIMAN
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