LE VOYAGE
DE L’ANGE
par Armel Louis
1. Partage l’ange qui est dans ton rêve. Partage le rêve qui est dans ton ange. Commence par danser, danser avec tes doigts, danser avec les couleurs ; trempe chacun de tes doigts dans les confitures de couleurs, de chaque couleur ; badigeonne ton visage, badigeonne mon visage, badigeonne le visage de l’ange que tu n’as pas encore dessiné. 2. Tu as choisi une couleur, la couleur de ton ange, le rêve d’une couleur ; tu as choisi ton ange en fonction de ta couleur, l’indigo, l’ange indigo, comme un cheval indigo : l’ange qui trempe son visage et son corps pas encore dessiné dans la couleur indigo, tel un cheval qui boit l’eau, la couleur, l’ange, à longues lampées. 3.Une autre couleur maintenant, le même ange mais une autre couleur, un autre rêve d’ange, une autre danse, un autre galop : tu dessines les traits de cet ange, cet ange à deux couleurs, le feu et l’indigo, ton cheval feu danse sur la couleur indigo, ton ange galope sur le rêve, il vit d’un trait, il court d’un trait, il rêve d’une traite. 4. Tu dessines ensuite le bruit de l’ange, un bruit continu, monotone, une couleur monotone, terne, un gris-comptable, car tous les anges sont comptables : ils sont comptables de leurs couleurs, de leurs galops, de leurs rêves, de leurs danses, ils sont comptables de ce qui les meut et les émeut, ils comptent le bruit de leurs ailes ou de leurs cœurs. 5. Les anges comptent sans arrêt : ils comptent le battement de leurs ailes, le bruissement de leurs cœurs, le hennissement de leurs couleurs, le sifflement de leurs rêves, ils comptent et ils bruissent ; ils dansent mais ils ne chantent pas, car ils ne pourraient compter les notes de leurs voix ; ils comptent la monotonie, car les anges ont une vie monotone. 6.Les anges voyagent peu, ils voyagent peu dans leurs couleurs ou leurs rêves : ils n’aiment pas l’obscurité ou la lumière, ils n’aiment pas le bruit ou le silence, ils ne recherchent pas le galop ou l’amble ; les anges voyagent peu car ils ont peur : ils ont peur de ne pouvoir plus compter sur rien, plus danser sur rien : ils ont peur du vide, de la transparence, du néant. 7. Alors les anges rêvent, des rêves en couleurs, le feu et l’indigo par exemple : mais il leur faut de l’obscurité pour apercevoir le feu, de la lumière pour contempler l’indigo, du silence pour entendre l’amble, du bruit pour apprécier le galop, de l’amour pour rêver leurs rêves, des voyages pour comptabiliser leurs peurs : mais ils préfèrent la monotonie, leur monotonie, les anges. 8. Les anges seraient-ils tristes, leurs rêves vivraient-ils sans amour ? Où sont-ils : là où il n’y a ni lumière, ni obscurité, ni transparence ? Où vont-ils : là où les chevaux, feu et indigo, dansent en l’herbe haute, se roulent au milieu des fleurs ? Où dorment-ils : là où l’on parle des langues étrangères au milieu des turbulences ? 9. Les anges attendent : ils attendent que se déversent des galops de couleurs sur leurs corps ; ils attendent que le rideau de la nuit s’ouvre sur le néant de la lumière ; ils espèrent que leurs oreilles se vident de leur sang, ils trempent leurs ailes dans l’œil du voisin; les anges attendent car ils ont de l’humour : les anges attendent rien, attendent le rien. 10. Mais en attendant, les anges rangent précautionneusement leurs bagages, les anges mangent anxieusement leurs ongles, les anges changent de place sans arrêt, les anges écrivent des lettres d’amour sans destinataire, les anges sortent de leurs gonds sans porte : les anges les anges les anges ne savent plus à quelles couleurs se vouer. 11.Alors l’ange redevient seul, l’ange redevient une couleur, il redevient un trait, un mouvement, une danse, un envol, un espoir, il redevient cheval, galop, amble, il redevient tout ce qu’il fut et ce qu’il sera, séparément ; l’ange redevient amour, univers, totalité, l’ange devient multicolore, bigarré, gestes, excitations, pluriels, l’ange arrive dans le partage de son rêve. 12. Son rêve le voici : là, au fond, à droite, dans le couloir, au sous-sol, précisément ici ; son rêve se circonscrit en l’orbe de son regard, la courbe d’un œil, le cercle de ses ailes ; son rêve aboutit bruyamment, atterrit en silence : l’ange partage son rêve, le rêve partage l’ange, la ville respire de ses lumières, la ville filamente de ses rues, les couleurs rêvent l’ange… les couleurs applaudissent. ° ° ° ° ° ° |
A. L’ange est un enfant douloureux. Il quitte la couleur pour vivre dans la voix. L’ange cherche sa voix, l’ange stridule, l’ange vocifère, l’ange murmure. Il essaye les cris des insectes, des félins, des eaux, il rêve le son du moustique, du chat errant, du jet d’eau devant les mosquées. Il erre dans les rues de sa voix. L’ange reste un enfant douloureux. L’ange reste une enfant douloureuse. B. L’ange chante les choeurs barbares, l’ange chante d’une voix pleine, aigre, éraillée, sirupeuse. L’ange chante à pleine voix comme il n’a jamais chanté. Il chante par rébus, par à-coups, par hoquet. Il égrène sa voix neuve, sa voix morte tels les grains d’un chapelet. Il égrène des cris d’amour, des ahans, des soupirs. Il égrène ses chants d’oiseaux et ses cornes de brume. Il miaule, il feule, il brame. L’ange chante sa voix en choeur. L’ange chante. C. L’ange est un amant, une amante. L’ange reste sans voix. L’eau remonte dans ses poumons, il se noie. Il se gargarise de l’eau du bain, il bulle, il tousse, il crache, il hoquète, il se noie. L’ange appelle au secours. L’ange se noie dans les bulles de savon, la mousse rentre au fond de sa bouche, il bave de rage, il chante son dernier chant, son dernier cri d’amour. Il couique, il se noie, il meurt. L’ange jouit. D. Il jouit de sa voix. Il lallale comme un enfant, comme une amante. Il babille, il bavarde. L’ange parle pour pouvoir chanter ; l’ange chante afin de parler. L’ange écoute l’écho de sa voix, la réverbération des sons sur la glace, la vibration des cordes vocales dans l’eau, sur le miroir de l’eau, l’ange sans couleurs et sans voix regarde le miroitement des sons et des lumières, l’ange chatoie, l’ange chante sa voix, parle sa voix. E. L’ange pianote de sa voix comme il pianotait des couleurs. L’ange mange des confitures de musique, l’ange change de disque et de chansons. Le miroitement du disque brille dans le regard de l’ange. Le miroitement des vocables brûle dans l’oreille de l’ange. L’eau pénètre dans le conduit auditif. Les mots entrent au creux de la conque. L’ange découvre sa voix comme au premier jour, comme au premier cri. F. L’ange tète les sons au sein de sa mère, l’ange tète chacun des seins, chacun de ses parfums. Il glougloute, il bavoche, il aspire goulûment. Les sons glissent au fond de sa gorge comme du miel liquide. La voix de sa mère pénètre dans ses oreilles à chaque aspiration. Le lait des mots tapissent peu à peu le palais, les amygdales, la trachée-artère, les mots recouvrent l’œsophage jusqu’au ventre, ils gonflent comme de la farine, ils bouillissent, ils clapotent, les vocables remontent dans la gorge pour se muer en chansons. G. L’ange patauge parmi des mélopées d’odeurs, de sons et de couleurs. Il a de plus en plus soif, sa gorge se dessèche au fur et à mesure que le liquide lacté pénètre ses cordes vocales. Ses mains pressent les seins maternels tandis que ses ailes battent la mesure, son cœur respire à pleins poumons. La voix renaît au creux du ventre, là où ressort le premier cri, il aspire des goulées d’air et des goulées de fragrances parmi un monde de lumière. H. Il sait maintenant quelle danse donner à ses couleurs, il sait quelle vocalise donner à sa voix, quel vocable donner à ses chansons. L’ange connaît le singulier, il cherche le pluriel. Sa voix sert à héler. Ses ailes servent à héler. Ses gestes servent à héler. L’ange appelle. Il n’appelle plus au secours : il appelle. L’ange appelle le sein de l’infini. Ses chansons respirent la lumière, les odeurs de l’air, la volupté des vocables, le salé, le miel. I. L’ange recherche la saveur, l’ange recherche le désir. Il hèle le temps comme il hèle l’amour. Il cherche l’odeur des cuisses comme le bruissement des ailes. L’amour est singulier, mais les amours sont plurielles. L’ange écoute sa voix. Est-elle grave ? Est-elle sombre, muette ? Est-elle celle d’une mouette, d’une hirondelle ? Est-elle celle d’un ange, d’une ange ? J. L’ange ne connaît pas le regard épanoui de l’autre. Elle ne sait pas qui il est. Il ne sait pas quelle ange elle est. Ni ses couleurs ni ses goûts ne la renseignent. Mais l’ange ressent l’attirance. Le ventre monte et descend au gré de ses yeux. L’ange connaît la tendresse, la caresse, pas l’ivresse. L’ange connaît le son, pas la chanson. Est-il jument, est-elle cheval, est-on hongre ? K. Doit-on s’asexuer pour connaître cet amour, ces belles amours ? La couleur indigo brûlée par le feu ? La voix de l’enfant effacée par l’adulte ? Doit-on se sexuer pour se connaître, se questionner, s’aimer ? Doit-on s’aimer pour aimer le regard de l’autre, entre lumière et couleur ? Doit-on crever les yeux de son aimé, de son amante ? Où se trouvent le désir, l’amour ? L. L’ange écrit ses désirs sur la peau de l’autre. Il s’enveloppe des draps qu’il a tachés de son encre. L’ange ne connaît pas la Voie lactée. Il ne sait pas quel lait il doit recevoir ou offrir, de quelle lactance recouvrir ses draps ou son ventre. L’ange ne voit pas son corps. C’est une substance, une entité sans magie ni âme. L’ange a besoin d’amour. Elle est amour. Il est amour. M. Il lui faut du temps, du calme, de la chaleur. Pas du trouble, ou du sommeil, ou de la torpeur. L’ange a désir d’ordre et de liberté. De recouvrance et de repentance. De la pluie qui baigne ses voiles. Il s’intime le temps de l’autre, les soubresauts. Sa présence et sa délivrance. L’ange veille sur le sommeil de l’autre, ses tics. L’ange semble faiblesse. Elle est force. L’ange semble force. Elle est soupir. N. L’ange a maintenant faim. Elle a faim de viandes, pas de lait. Il a faim de légumes, pas de viandes. L’ange s’enduit de miel, de sirop, de mélasse. Il ou elle émiette le pain. Il ou elle avale le thé. L’ange a faim de salé, de sexe, de chairs voluptueuses. L’ange a désir d’alcool, de vin sucré. Il lui faut des fèves et du poisson. Des tomates et du piment. L’ange désire à présent tout dévorer. L’ange est adoration, l’ange est dévoration. O. L’ange veut tout voir, l’ange veut tout acheter, tout garder en lui, au fond de son œil, au fin fond de sa gorge. Il ingurgite l’amour de l’autre, la nourriture du monde. Il veut l’huile, le sésame, l’olive. Il veut le harem, la synagogue, l’église. Il veut le vent, le fleuve, la mer, l’embrun. Il a l’œil photographique, panoramique, l’œil dévorateur, la gorge voyeuse. L’ange aspire le monde comme un sexe. Le sexe aspire l’ange, sans sexe encore. P. L’ange mange les fruits. Elle mange la fraise, la pomme, le raisin, le kiwi. Elle mange l’orange sèche, l’abricot sec, la figue sèche, la noix. Elle mange le crissement du citron. Elle mange la noix, le craquement de la noix. La confiture de mangue. Des fruits sans nom, des tas de graines, sans noms connus de l’ange. Des couleurs inouïes. Des vocables incolores. L’ange mange le connu et l’inconnu. L’ange mange l’ange. Q. L’ange s’incarne. Il ou elle s’incarne. L’ange s’incarne par la dévoration et la nomination. L’ange mange les chairs qui nourrissent les siennes. Elle dévore les sexes qui dévorent le sien. Tout ce qui entre fait ventre, tout ce qui sort fait mort. La chair morte de la pêche, du poisson. La chair vivante de son sexe, de sa rose, de sa tige, de son épine, de son vase. L’ange vibre de pigments et d’incarnation. De toutes les fibres de ses chairs. R. Elle tombe. Elle s’endort. Elle tombe de fatigue, les ailes repliées. L’ange s’enveloppe de son regard hagard, les traits défaits par tant de fatigues, tant d’ingestions, tant de digestions qui gonflent son ventre, la peau, les muscles. L’ange semble s’étioler. Il s’étiole. Elle s’étiole. L’ange ignore sa nature dansante, l’ange s’affaisse sur le divan, contre les coussins. L’ange ressemble à un immense écroulement. S. L’ange marche debout. Elle abandonne ses voiles, il abandonne ses ailes. L’ange perd sa dualité, gagne son duel, de lui à lui, d’elle à elle, d’ange à ange. Se confronter à l’autre, l’aimer comme on s’aime soi-même, hors soi. Marcher dans la plénitude du moi de l’ange, de sa voix enfin trouvée, ses couleurs, ses parfums, ses saveurs. Toucher au but, à l’autre, à soi, à l’ange. Face à face. Tête à tête. Ange à ange. Marche à marche. T. L’ange déploie ses quatre paires d’ailes ocres et bleues, feu et indigo, pour la dernière fois. Son regard ressemble à un clou de diamant au centre naturel de ses ailes. Son visage disparaît sous la lumière, le feu et l’indigo se chevauchent comme des damnés. Les ailes s’enflamment telles des voiles. Les couleurs se consument, la peinture se liquéfie, mille mosaïques apparaissent, disparaissent. L’ange duel disparaît de lui-même comme une liquéfaction sans voix dans l’odeur du brûlement. U. Les civilisations s’écroulent comme l’ange lui-même s’est écroulé. Elles s’endorment parfois, elles se recouvrent, elles se détruisent mais l’ange, lui, ne se détruit pas. Il réapparaît, elles réapparaissent sous les faïences, les peintures, les endormissements, les recouvrances, les croix, les alphabets, les pierres tombales, les jarres, les symboles perdus, les colonnes inachevéees, les coupoles, les angles, les dorures, les fissures, les nids de pigeons, les transepts, les vides. L’ange réapparaît sous les moisissures. V. Les jets d’eau encerclent leur bruine au centre du jardin. Le thé coule au centre du jardin. Le thé coule à flots. Les bancs se vident, se remplissent comme des verres. La foule coule à flots. Les voitures, les tramways coulent à flots. Les trompes des navires retentissent, les klaxons couinent, les éclats de voix se brisent sur l’absence de l’ange. Les pas indifférents se succèdent aux pas. Les éclats de langues bruissent de leurs sonorités étranges. L’ange est sans voix. Le vent du fleuve apporte d’étranges effluves. W. Les corbeaux et les mouettes criaillent comme ils n’ont jamais criaillé. Leur blancheur et leur noirceur enchevêtrent les plumes. L’ange feu, l’ange indigo ne sont pas des oiseaux, ni des oiselles. La fumée du narghilé monte au plafond des cieux. Les navires traversent les fleuves et les mers, devant l’ange de nouveau radieux. A présent, il saigne de l’eau, il saigne des larmes. L’amour, en le rejoignant, l’a séparé. Les ailes se disjoignent du corps, les ailes se disjoignent entre elles. Il est temps de les séparer, les ocres, les bleues. Il est temps de finir avec l’ange, de s’incarner, de parler. X. Les chants s’échappent des églises, des hauts-parleurs, des minarets tandis que le bruissement des caboteurs ou des chalutiers rythme le silence des paroles. L’ange se retrouve enfin devant le miroitement, l’écho, la parole, la voix, la teinte, la couleur, l’épice, le parfum, le savon, la chaleur, la saveur. L’ange n’est plus ange, pas encore humain. L’ange n’est plus seul, pas encore pluriel. Son silence est d’or, ses paroles sont de diamant. L’ange voit, l’ange boit. Le vent entre dans ses poumons de chair comme avant il enrobait ses ailes de plume qui se muent en mains, en ongles, en doigts, en cals, en toucher. Y. Ailleurs, un autre ange se désincarne dans le roucoulement, tandis que celui-là s’humanise. Ici, les ailes ocres et bleues se rapprochent, là, elles dissocient le feu et l’indigo. Les ailes dansent leur ballet de nuances, leur chant de paix, deux à deux, quatre à quatre, ange à autre ange. Les anges s’angélisent, les anges s’angélissent, s’humanisent, s’humanissent. S’angélir ou s’humanir plutôt que s’angéliser et s’humaniser. Le temps s’infinit quand le voyage s’infinit. La parole n’en finit plus de s’infinir, de se distendre en vocables crus, en glose. Z. L’horizon n’en finit plus de s’agrandir, de se rapetisser ; la lumière de s’illuminer, de s’assombrir ; la voix de crier, de se taire ; le parfum de respirer, d’empuantir ; la saveur de sucrer, de s’aigrir ; le doigt de caresser, de souffrir. L’ange n’en finit plus de s’humaniser, cet autre de s’angélir. Où est l’amour de l’ange ? © Armel Louis - Mai 2005 |
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