Guillaume Boppe Born Bébé, Dans Paris tout est encore tiède de l’été. Il y a toujours cette lumière blanche qui s’accroche aux immeubles, il y a toujours ces sons étouffés qui semblent jaillir de partout. C’est bien dur de remonter le boulevard après une journée passée à trimer chez ce porc de Mauvement, en se disant que tu n’es pas à la maison, que tu n’es cachée dans aucun appartement de Paris, ni même dans aucune rue. Je n’aurai pas assez d’argent pour venir te voir, maintenant j’en suis sûr. Voilà. Que faire ? Rien… Juste attendre, en souriant à l’idée que, dans quelques semaines, je pourrais toucher ton ventre. Je t’embrasse tant. * ** Mon amour, Hier soir au pub, un vieux bonhomme m’a demandé mon prénom. Quand je le lui ai dit il a levé les yeux au ciel, l’air étonné. Pourtant mon prénom n’est pas un truc qui élève, d’habitude. Plutôt il se rapproche de la terre, n’est-ce pas ? Oui, j’ai un prénom terrien, plus-que-terrien, même. Comment va ton vague à l’âme ? Je t’aime, Faerna. * ** Bébé, Quand j’étais à la fac, j’avais un copain anarchiste un peu timbré qui rêvait de foutre le bordel partout. Et tu sais quoi ? Il a fini par faire trois mômes et bosser pour BASF. Est-ce que tu crois qu’il aurait mieux faire de devenir révolutionnaire professionnel et de changer le monde ou est-ce que tu crois que c’est en vivant comme il vit maintenant qu’il donne le bonheur aux autres ? À part ça je t’aime à me changer en loup-garou. * ** Mon petit bidule détraqué, Ça va pas ? Pas la forme ? Peut-être que je te manque… Hein ? je sais que tu n’auras pas le courage de me le dire, alors moi je le dis : je te manque, tu me manques… nous nous manquons… En anglais tu me manques, c’est I miss you et je te manque c’est you miss me. Donc quand on dit tu me manques en anglais, ça sonne un peu comme si on disait je te manque. Bon, je sais, c’est un peu lourd, ces considérations linguistiques, mais ça m’évite de dire des choses trop cucul… Aujourd’hui je suis allée me promener le long de l’usine de métaux désaffectée, tout près de la mer (qui était démontée). Le bébé a tambouriné dans mon ventre. Est-ce que ça veut dire que ce sera un petit marin ? Ou alors un petit ouvrier métallurgiste ? Non, ce sera un petit batteur de rock bien dur, vu comment il frappe là-dedans (je caresse mon ventre et ailleurs en pensant si fort à toi). Bisous, bisous, bisous, Faerna. * ** Bébé, Il m’est arrivé une chose étrange. Tout à l’heure dans le métro, je me suis senti devenir énorme. J’étais assis sur un strapontin, à coté d’un type. Soudain j’ai été obligé de me lever, tellement je croyais déborder sur la place du gars. Quand je me suis mis debout c’était comme si j’emplissais la moitié du wagon. Tout le monde avait l’air de me faire les gros yeux. Alors j’ai enlevé mon blouson, tu sais mon espèce de bomber’s un peu monstrueux. Un instant j’ai cru que ça allait mieux, mais très vite j’ai eu l’impression que mon visage, mes jambes, mes bras et surtout mon ventre grossissaient, grossissaient à vue d’œil. Je suis descendu à la station suivante. Quand je suis sorti du métro, j’avais encore mon blouson à la main, alors qu’il y a avait un de ces vents ! J’étais près de l’hôpital des enfants malades, rue de Sèvres. Après j’ai marché deux ou trois heures à travers Paris pour rentrer à la maison. Je ne me rappelle pas un instant de ma marche. Tu vois, c’est pas la grande forme quand t’es pas ici. Je t’aime, ma petite fée de Galway. * ** Mon chéri, Hier soir je me suis saoulé au pub. En beauté. J’étais avec trois copines de la fac et elles étaient scandalisées. Alice (une rousse charmante qui te plairait) m’a demandé si toutes les françaises ont pour habitude de se pinter quand elles sont enceintes. Je ne sais pas ce qui m’a prit, j’ai répondu que oui, of course, qu’en France c’est même une sorte de rite d’initiation de la femme enceinte ou quelque chose comme ça. Tu aurais vu leurs têtes !… Mais maintenant je suis pas très fière de moi. Je crois que je vais aller me payer quelques verres pour m’en remettre. Non, je rigole ! Ne fais pas la même tête que les copines hier. Je t’embrasse exactement partout. * ** Bébé, Si j’étais là je te tirerais les oreilles.
Mais ce n’est pas la peine de te mettre la tête
à l’envers : je suis tout près de toi tout le
temps. Je pense tellement à toi que je n’arrive plus
à écrire une ligne. Ça fait des mois
que mon ordinateur n’a pas enregistré une page finie.
Pourtant il faut que je termine ce mémoire avant
l’arrivée du petit. Parce que quand il sera
là, ce ne sera pas le moment de philosopher. * ** Mon adorable philosophe rêveur, Ne t’inquiète pas : la naissance du petit ne
t’empêchera pas de travailler. Je serai là
aussi, moi, pour les couches et le biberon. De toutes
manières rien ni personne ne pourrait
t’arrêter, têtu comme tu es ! * ** Bébé, Est-ce que tu pourrais m’envoyer une photo de toi par Internet ? Tu te rends compte : je viens de m’apercevoir que je n’en ai pas une seule. Comment est-ce que je pourrais continuer de vivre sans pouvoir te contempler quelques heures par jour ? Je t’aime. * ** Amour, Il se passe quelque chose de bizarre : depuis quelques jours je ne sens plus le bébé bouger. Le docteur m’a dit que c’est normal, qu’il dort en fait. On a fait une échographie et c’est vrai qu’il était endormi, avec ses petits yeux fermés et tout. J’ai été rassuré et c’est pour ça que je peux t’en parler. Je n’ai plus peur. Mais tout de même un sommeil de plusieurs jours… Ce sera un petit paresseux !.. Je t’aime, Faerna. Pour la photo il faudra attendre un peu : mon appareil est cassé. * ** Bébé, Hier je me suis battu avec des vigiles du métro. Il y avait des grèves sur la ligne qui me ramène de chez Mauvement. Déjà que j’étais crevé après la journée passée à empaqueter ses maudits bouquins… Quand j’ai vu que j’allais devoir poireauter au milieu de la foule, j’ai disjoncté. Tu sais comment c’est : tous ces gens moches et tristes et qui râlent en regardant leurs pompes. Les Français… J’ai voulu ressortir de la station et près des portes j’ai bousculé un groupe de vigiles. Ensuite ça s’est mal passé. Ils ont pas voulu me laisser partir, moi j’ai pas voulu me laisser faire… Ça s’est fini chez les flics. Je vais me taper un procès. D’où est-ce que je vais sortir le fric pour l’avocat et tout ça ? Ah ! La vie se complique ! Quand je suis sorti du commissariat le ciel avait des ailes. Les nuages courraient d’un bout à l’autre de l’horizon, ils me fonçaient dessus, pourpres sous ce ciel orangé. Il y avait une odeur comme celle de l’océan. Je me suis tourné vers l’ouest et j’ai marché à reculons en regardant vers toi. Alors là je me suis senti plein d’espoir. Reviens vite. Je me jette dans tes bras en attendant. * ** Amour, Oui, je vais vite revenir. Je suis très inquiète. Le bébé ne va pas bien, c’est ce que le docteur m’a dit à demi-mots tout à l’heure. Je n’ai pas bien compris ce qui se passe mais j’ai peur. Oui, je vais revenir. Mille bisous, Faerna. * ** Bébé, Qu’est-ce qui t’arrive ? Je vais demander à mon frère de me prêter de l’argent et je vais venir. Je peux être là demain. * ** Amour, Ne viens pas, ne viens pas. Ce n’est pas la peine, vraiment. Je serai à Paris d’ici la fin de la semaine. Et puis ça va déjà mieux. Ce matin j’ai senti le bébé se réveiller. Ça m’a fait mal… Il a du donner des sacrés coups de poing en s’étirant ! * ** Bébé, Il y a quelque chose que tu me caches. J’ai appelé ce midi ta soi-disant logeuse et elle m’a dit qu’elle ne te connaissais pas le moins du monde, et même qu’elle n’a jamais rien loué à des Françaises. Alors quoi ? Qu’est-ce que tu as ? Où es-tu ? Et le bébé ? * ** Amour, J’arrive. Tu n’as pas à t’inquiéter. Il y a beaucoup de choses que je vais devoir t’expliquer. Mais tu n’as pas à t’inquiéter. Non, tu n’as pas à t’inquiéter. Ne t’inquiète pas… Remets-toi au travail et attends bien sagement que je sois là. Mille bisous d’amour. * ** Tu me dis de ne pas m’inquiéter. Mais et le bébé ? que se passe-t-il ? * ** Pourquoi tu ne me réponds pas ? quand arrives-tu ? * ** Où es-tu ?!
L’homme indistinct Donnez-moi une forme adéquate. Juste une forme adéquate. Une forme adéquate pour que je comprenne ce qui me gratte. Ce qui me gratte là où je n’ai rien. Là où je n’ai rien parce que j’y suis peut-être trop plein. Je suis venu de la néante mer hurlante. Je suis venu de la néante sanglante. Je vous plains non je vous aime non je vous hais non je voudrais être avec vous non je voudrais être dans votre cou non je voudrais être autour de votre cou non je voudrais être dans votre coup non je voudrais être dans le coup non je voudrais donner des coups. Sur le terre-plein je me plains. Je me plains sur tous les terrains. À genoux au bord de la plinthe. À genoux je me tords le cou. Je suis venu de la néante mer hurlante. Je suis venu de la néante sanglante. Donnez-moi une forme adéquate. Ou donnez-moi juste une forme. Après tout pas besoin qu’elle soit adéquate. Après tout pas besoin qu’elle ait des couettes. Après tout, juste une forme. Elle viendra de vous. Car seul on n’arrive à rien. À rien de plus qu’un certain trop-plein. Un incertain trop-plein, plein de dédain pour ce qui n’est pas du dedans. Mais quand on a trop de plein, quand on a trop de dedans et que du coup on est plein de dédain, on est difforme, on n’est pas serein. Et on boit du gin dans des vases de Gien. Et puis on geint. Comme un chien. Je suis venu de la néante mer hurlante. Je suis venu de la néante sanglante. Mais j’ai quand-même, oui j’ai quand-même droit à mon enveloppe charnelle. À ma forme adéquate. J’ai droit à ma petite fille d’âme ou de chair, d’âme et/ou de chair, qui viendra m’envelopper, qui viendra développer mes facultés enveloppantes, qui viendra donner à ma forme une forme galopante. Galopant vers elle, comme un chien. Un chien heureux de s’en aller laper, de vers elle s’en aller laper, d’à elle s’en venir laper. De s’en venir laper à elle sans attelle. Juste de s’en venir laper avec mes pattes folles. Mes pattes folles pour courir du nord au sud, du sud au Nord, dans les plus simples éléments de mon corps.
© Guillaume Boppe
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