Mutation ou disparition de l’hominien

Entretien à bâtons interrompus avec Jean Levrain

- Jean Levrain

- Qui êtes-vous, Monsieur Levrain ?

- Ma vie est une succession d’événements qui, j’aimerais dire cela avec modestie, ne sont pas dissociables du mouvement cyclique qui engendre les phénomènes de notre histoire commune. Disons, plus concrètement, que je suis le résultat de mes rencontres avec d’éminents anthropologues, linguistes, savants, et quelques philosophes ou poètes triés sur le volet. Mes rapports avec des hommes aux pensées éprouvées au contact du monde comme, par exemple, Protagoras, Leopardi, Leroi-Gourhan, Artaud, Lévi-Strauss, Bataille ont été déterminants pour moi.

- Pouvez-vous citer d’autres noms ? Nietzsche, par exemple.

- Certes. Mais pourquoi ne pas citer Aristote et Julius Torma, des esprits qui ont marqué le Moyen Âge religieux ou que le Moyen Âge doctrinaire a phagocytés ? Ceux sans qui ni l’Église ni Marx d’ailleurs n’auraient développé leurs doctrines ou leurs théories ? Et pourquoi ne pas évoquer Lao-tseu ou, surtout,Tetsuo-Marcel Kato, le maître fondateur du Zen moderne ? Il faut être un peu tout cela avant de s’attaquer au réel pour le dépasser utilement.

- Que pensez-vous des récents développements de la Technologie?

- Ou bien l’on est conservateur et l’on y pressent d’imminentes catastrophes, ou l’on est progressiste, on les prend au sérieux et l’on s’apprête même à accueillir la chance transformatrice qu’ils pourraient faire émerger. La technologie couplée à l’homme (parce que issue de lui), à la science et à l’argent, a conduit et conduira sans conteste à des dérives et des erreurs. Comme dit Bill Joy, la technique progresse plus vite que notre capacité de créér des institutions nouvelles. Mais le dispositif technologique relève sans doute pour une part non négligeable du mouvement évolutif qui, lui, est par essence exogène au monde. On ne sait pas comment la Nature agit au travers des inventions humaines. Des bourdes seront encore commises si on laisse faire notre regard d’hominien mal éprouvé, qui est un regard apeuré de tout ce qui le dépasse, qui cherche à tout conceptualiser en amont de ce qui émerge malgré lui, de ce qui semble advenir de façon involontaire. Sans régulateurs, la survie de l’espèce devient problématique, on le sait, on en a eu de tristes exemples, mais sans doute ces régulateurs, s’il faut les nommer ainsi, sont là où on ne les attend pas. La Technique ouvre des perspectives, en cela elle est liée au devenir. Or, est-il nécessaire de le préciser? le devenir n’est pas techniciste. La Nature, encore une fois, est une machine à produire de l’immatériel, du complexe comme on dit. Le défi qui consiste à spéculer sur une maîtrise totale de cette part qui échappe à la raison est évidemment voué à l’échec. Aux hommes de s’y adapter, bien sûr aussi avec l’aide de la science, mais c’est l’adaptation ou la disparition. Dans cette vaste affaire le risque est la règle, toute volonté systématique un leurre.

- L’action politique, l’éthique, un leurre ?

- Je m’en méfie. Les techniques de dressage du groupe s’emparant des innovations - et même de ce que la Nature nous offre de plus tangible : notre Terre - ne peuvent pas ne pas se laisser aller à des réflexes de surdétermination. Songez à la bombe, songez aux ravages et aux destructions commis par des groupes contre des groupes au nom de vertus de groupes, songez aussi aux usages massifs de certains vaccins, et à ce qu’on fait du réseau numérique. La politique est un outil parmi d’autres à l’usage du multiple, elle agit dans le contexte d’un temps linéaire et devient inefficace voire mortifère lorsque les phénomènes relèvent de cette dynamique ou de cette énergie intemporelle qui nous échappe.

- N’y a-t-il pas de sagesse collective ?

- La sagesse n’est pas une vertu de groupe. Voyez la violence, qu’elle soit pulsionnelle, étatique ou religieuse. Le collectif opère une fâcheuse surdétermination, je l’ai déjà dit, dans ses options. Trop d’ambitions, trop de volonté de puissance, trop d’enthousiasme puéril, trop de mépris de l’autre, trop de frustration, trop d’espoir aussi, trop de pathologie en définitive. L’homme constitué en collectivité devenu surnuméraire, se laisse aller à une identique montée en puissance d’intentionnalités inhérentes au surmoi. De la même façon que le Collectif naturalise l’individu en masse, il naturalise l’outil en idéologie de groupe. Il a propension à en fait trop. Rappelez-vous la mythologie grecque, Gaïa, les Titans, parmi lesquels on recense justement Hypostase, fils également de Gaïa et d’Ouranos. L’hypostase est ce qui infecte l’idéosyncrasie de notre espèce qui tend à contenir toujours plus de mal que de bien. L’hypostase est la vraie menace pour l’espèce, l’angoisse qui se meut en autodestruction. La politique, c’est ce qui vient après le crime mais pour en inaugurer un autre, plus massif en termes de population, mais autrement formulé. L’éthique, elle, juge un acte réprouvé par un esprit en vue d’en modifier la représentation. Elle donne au diabolique un habit de saint, mais un habit qui finira par s’effilocher et remettre le diabolique à nu, d’une nudité elle aussi à la mesure de la tension démographique qui la remodèle. L’une et l’autre ne sont que des effets de langage, donc un travail rhétorique ou linguistique sur l’imposture ; son essence et sa raison d’être. Une essence qui régule sans doute à sa manière la perception que le collectif a de ce qu’il ne domine guère ou mal. Une reconduction de l’erreur sous une forme différemment structurée. Un travail sans fin, indissociable du mouvement même qui reconduit également le vivant.

- Alors faut-il laisser faire ?

- Oui et non. Il faut préalablement à toute considération mondaine assimiler la notion d’usure. Le premier principe de la thermodynamique, le déficit en énergie et en matière atteint tout, y compris la terre qui vieillit (et que de surcroît on abîme). La durée terrestre elle-même prend de l’âge, si je puis le formuler ainsi. Le vivant imperceptiblement se dévitalise. Ce vieillissement fait, par exemple, que les cellules, le germen d’un nourisson contemporain âgé, mettons, d’un mois sont biologiquement plus vieux que ceux du même nourisson d’il y a trente mille années.On découvrira un jour peut-être les variations de valence de la vitalité. On définira un « principe de la vitalité généralisée » à la manière de la théorie de l’information généralisée. Le forage que la recherche entreprend au plus intime, au plus profond du vivant répondrait, à cet égard, au besoin involontaire d’aller à rebours du temps déficitaire, de s’aventurer dans le temps quantique. C’est dans cette optique qu’il convient de s’interroger pourquoi et comment toute entreprise surdéterminée engendre ses effets pervers, c’est-à-dire des effets qui échappent à la rationalité * et lesquels, dans certains cas, peut-être pour tout ce qui touche à la survie de l’espèce elle-même, engendrent d’autres possibilités. J’entends par là que tout ce qui s’excède, tout ce qui ne peut pas ne pas aller au-delà de soi, aménage d’une façon ou d’une autre un commencement. Il faut être attentif à tout, y compris aux genèses… Peut-être que la vraie sagesse du collectif est de s’excéder jusqu’à une forme d’autodestruction qui aurait fonction de purge. Ramener en quelque sorte le corpus social à son stade de souche embryonnaire… Condition biologique d’une renaissance, d’un naître-à-nouveau.

- Vous accueillez plutôt favorablement le clonage.

- Je préfère la notion de Breacher*, concept vital que nous avons élaboré à partir de nos entretiens avec Garfinkel et Livory. Le Breacher est justement le résultat transgressif d’un de ces effets pervers, transgressif et initiatique. Il constitue une rupture dans un processus rationnel, une expérience en soi problématique qui apporte de la surprise, une chance d’évolution encore indéfinissable. De toute façon, notre espèce survivra en évoluant, c’est-à-dire en « subissant », malgré elle, une mutation qui peut préluder à sa disparition mais qui pourrait aussi bien réactiver sa survie. Ce qui ne se fera pas sans sacrifices, cela va sans dire. N’oubliez jamais que la vie d’une espèce est toujours limitée dans le temps. Il n’y a donc pas de raisons que cela change. Mais le fait que le Breacher ouvre des perspectives sur le devenir n’est pas une mauvaise chose en soi. Il sera radicalement l’autre. C’est à chacun de se préparer à se définir par rapport à cet autre.

- Cet "autre", ne serait-il pas Dieu ?

- Nommer dieu revient à nommer une Église. C’est mal nommer pour ne pas dire nommer le mal !

- Et qu’est ce qui vous permet de penser que le Breacher n’est pas lui aussi l’effet d’une surdétermination, d’une hypostase ? Un enfant castrateur ou castré ?

- Rien. Ou tout. Il est le point culminant de tout changement d’échelle. Mais avec le Breacher nous sommes sans doute au cœur du vivant, au cœur du forage dont il était question tout à l’heure, donc du plus grand mystère aux yeux de l’homme, son ancêtre… Et c’est ce mystère qui est intéressant. On croit, au moyen du clonage reproductif, produire une rationalité, saisir un langage aux sein d’une syntaxe moléculaire; on croit décrypter la raison séquencielle du mystère, mais du fond de cette crypte une voix s’élève qui n’est pas celle de l’homme mais celle - oraculaire en quelque sorte - qui désigne l’autre de l’homme au ras de son socle biologique, là où on l’attendait le moins. Le Breacher est l’arbre qui cachait la forêt humaine tout comme il est l’arbre qui se cachait dans la forêt humaine. C’est pourquoi l’autre ne peut pas être dans l’Un, il sera une double surprise. Mais une double surprise incarnée dans la même « clairière » que ses ancêtres, nous, tels que nous "subsistons" dans le monde.

- Mais créature d’une volonté démiurgique tout de même, puisqu’elle est manufacturée dans les laboratoires du dispositif technologique.

- Non, parce que le produit sera fatalement non conforme à la rationalité déclarée du dispositif. Ce serait trop beau ; ce serait désastreux, épouvantablement décevant. Non, il se soustraira forcément à l’horizon de l’intentionnalité de ses manufacturiers, jusqu’à les ensorceler en quelque sorte. Double mystère, donc, parce que le Breacher est une surprise en soi et parce que le système qui l’a conçu, qui a cru le concevoir, tombera littéralement sous son charme… On peut appeler cela du futurisme intuitif ; au moins, en attendant, l’imaginaire altéré y trouvera son compte, puisque jusqu’il y a peu, hier, il ne trouvait plus qu’à se fourvoyer dans tous les nihilismes épuisés !

- Insinuez-vous qu’il est urgent d’attendre ?

- Je n’aime pas cette notion d’attente. Je préfère parler d’anticipation. Il s’agit bien de préparer sa propretransformation. Le mot poièsisici prend toute sa signification et, j’ajouterais, sa gravité.

- Suggérez-vous qu’il faut vivre dès aujourd’hui dans un monde de science-fiction.

- Oui, mais il y a erreur sur cette notion de science-fiction. Il n’y a plus de science-fiction : il y a une fiction à l’œuvre dans les machines, cela est aujourd’hui clair, et il est clair aussi que ces machines produisent des réalités. La réalité étant le terrain d’expérimentation de ces machines. Il est tout à fait possible, dès maintenant, de vivre dans ce principe de réalité, étant entendu, bien évidemment, que ce principe est infiniment évolutif, fluctuant, instable, mouvementant dirait Jaffelin.

- Ce qui fera de nous les esclaves des machines et leurs créatures ?

- Oui, c’est bien ça. C’est presque ça. On a connu jusqu’ici un processus de libération (individuelle, politique, sociale), c’est-à-dire, jusqu’à aujourd’hui on a vécu dans le mythe de la liberté. On entre effectivement dans l’ère de l’asservissement volontaire, consentant. Hier l’asservissement était une malédiction, demain, sans doute, il sera un atout, voire un art.

-Je ne vous suis pas très bien.

- Il se trouve que historiquement, l’hominien est pour ainsi dire "tombé du ciel" comme un animal pensant, créature des dieux, double et trouble, muscles, sexe et neurones, animal constitutivement schyzophrène. Voyez le bestiaire : serpent ou agneau de dieu, cheval de Troie ou bête de somme, centaure ou satyre, hydres et dragons… La machine intelligente est venu gommer, broyer, brécher toute cette mythologie. Elle est la synthèse la plus incroyable - inconsciemment recherchée et créée - de la passionante aventure humaine. Et ce n’est pas de la science-fiction ! Les maîtres, ce sont les machines intelligentes, mais bourrées d’éléments biologiques. La mutation est objectivement là. Somme toute, l’asservissement volontaire dont il était question, n’est rien d’autre qu’un acquiescement à soi induit par l’évolution, une individuation nécessaire, voulue, à la portée désormais de tout un chacun qui porte en lui un brin d’intelligence. La survie, la vie de l’espèce est au prix de cette "initiation"-là.

- Rien donc ne pourrait entraver cette mutation ?

- Que si ! La notion d’usure évoquée tout à l’heure, le déficit en énergie. Mais aussi son excès. L’overdose, la démence qui guette toute schyzophrénie. Ou une conjonction bactérienne, virale, un effondrement immunitaire et les dommages collatéraux d’une pandémie, provocant une extermination assez massive pour stopper, "gripper" ! voire démanteler le processus. N’oublions jamais Nature, son imprévisible totipotence, ingénieuse autant que cruelle pour le fragment du vivant que nous incarnons…


© JG Lacunar, 2001

(à suivre)


* Breaching : « provocation expérimentale », selon Harold Garfinkel. « Il s’agit d’introduire une "logique folle" dans un système apparemment parfaitement logique et cohérent et d’en observer les effets. Les règles du groupe ainsi violées, bouleversées, vont rapidement s’expliciter. Interrompre l’un de ces systèmes est un moyen redoutablement efficace pour comprendre quelle en est la marche "normale". » (in Shukaba, May Livory, éd. Septentrion). Cf. Les travaux de Michel Tibon-Cornillot.

 

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