ÉMERGENCES, ÉMURGENCES… "EMURGENCY"

Arnold Oehrde: Der Mensch

 

L’«ÉMURGENCE » DES BREACHERS

L’année 2000 à Paris: Les colloques "Cloner or not cloner" au Centre Pompidou et "The Evolution of Language" à l’École Nationale Supérieure des réseaux fit prendre conscience de l’inexorable transformation de l’Homo sapiens sous l’effet des techniques de remodélisation du corps à l’œuvre dans l’industrie et les laboratoires du fameux Marché désormais mondialisé.

"Cloner or not cloner" proposait de s’attaquer au "défi formidable" de la génétique et de ses biotechnologies : « Les questions qu’elles soulèvent sur les fondements de l’humanité sont telles que les angoisses suscitées par l’énergie atomique risquent bientôt de faire figure de souci relativement modestes », lisait-on dans le programme du colloque, au moment même où s’achèvait le séquençage du Génome humain. Cette avancée du Projet Génome Humain - combinaisons des protéines C,G,T et A, mais aussi la découverte de chaque gène -, affectera radicalement la vision que nous avons de nous-mêmes. Il n’était que temps que le vrai débat s’instaure sur les perspectives anthropotechniques ! Cela fait quelques décennies maintenant que la Technique couplée à l’ordinateur (et les deux appariés au corps), est en passe de donner un coup d’accélérateur à l’évolution des espèces: EEAO (Évolution des Espèces Assistée par Ordinateur), selon la formule de Jean Levrain, qui ne manque pas une occasion de mettre en garde sur les effets pervers "spécifiants" du nucléaire : "Le champignon atomique, après l’explosion de la bombe, dessinait au-dessus de Hiroshima un immense phallus. La métaphore était "de taille" ! La libération sexuelle des années soixante et soixante-dix a démontré, au dépens de l’espèce, à quels désastres immuno-déficients peut conduire l’inconscience des chercheurs quand elle livre aux pognes de la virile intempérance les résultats de leur recherche." (Lacunar Review,1985). Rien ne dit - hormis l’avenir proche - si cette tendance respécifiante des techniques n’est pas l’effet d’une intuition, Levrain parlerait en freudien de "désir inconscient", où l’espèce hominienne, prise dans les rets de son réseau numérique totipotent et mortifère, invoque un remodelage psycho- et morphogénétique…


LA CONTRIBUTION ANTHROPOTECHNOLOGIQUE DE PETER SLOTERDIJK

L’hypothèse quant au devenir des espèces "de par l’effet négatif qu’auront les techniques sur leurs propres excès manipulateurs", en dépit des résistances conservatrices agissant au sein même de la recherche du Tout Génétique, doit être prise au sérieux. Posons le problème clairement : le clonage se fera, il inaugurera une nouvelle pulsion reproductive au bénéfice d’une espèce "autre", inéluctable mais imprévisible. En d’autres termes, le clone reproductif risque bien de n’être pas la réplique améliorée tant annoncée de l’hominien dernière livraison (Sapiens).« Le secret se cache quelque part au cœur des gamètes et leur imprévisible réaction à la manipulation ». Ce qui signifie, pour être plus précis, que la frontière entre l’entéléchie mâle et femelle (entre autres différenciations) pourrait bien nous réserver des " surprises" symbiotiques, donc également culturelles. « En termes de représentations et de perspectives philosophiques et anthropo-ontologiques, l’émergence d’une espèce nouvelle, remodelée au travers d’une symbiose aussi nouvelle qu’inattendue pourrait très bien se présenter comme une chance à saisir », semble suggérer Peter Sloterdijk pour son "Règles pour le parc humain"(1). Écoutons ce dernier commenter la "raison d’état platonicienne" : « Ici apparaît le fantôme d’un royaume des experts dont le fondement légal est la connaissance de la manière dont on pourrait au mieux classer et relier les hommes - sans jamais nuire à leur qualité de volontaires. L’anthropotechnique royale exige en effet de l’homme d’État qu’il sache entremêler avec le plus d’efficacité les qualités les plus favorables à la communauté des hommes qui acceptent volontairement de se laisser guider, si bien qu’entre ses mains, le parc humain atteigne l’homéostase optimale (…) Le lecteur moderne - qui se remémore les lycées humanistes de l’époque bourgeoise et l’eugénisme fasciste, mais regarde aussi vers le futur et l’ère biotechnologique - ne peut pas ne pas voir le caractère explosif de ces réflexions. » Plus de deux mille ans après Platon, constate Sloterdijk, l’homme se retrouve « seul avec ses demi-connaissances en toutes choses », mais, devant « les caves mortes de la culture », il peut découvrir que certains papiers oubliés puis retrouvés « se mettent à scintiller » et ouvrent (peut-être) à « une nouvelle clairière », c’est-à-dire qu’ils ouvrent avant tout sur une perspective inédite, annonçant, pourquoi pas, un être "autre"… En tous cas, voici les antiques fables disqualifiées (et convoquées à une réécriture !…); face au dispositif technologique du Marché, l’homme s’interroge douloureusement. Il sait que « L’Etre humain n’existe pas mais (qu’il) doit se produire lui-même dans une querelle permanente autour de son être non déterminé. La direction de son devenir - ou plus exactement des trajectoires de son devenir - a été déterminée par des anthropotechniques jusqu’ici utilisées de manière plutôt inconscientes, règles de parenté, règles de mariage, machines de guerre, techniques d’éducation, dressage érotique, pratiques punitives, etc. [toutes expression du pouvoir phallique, ndlr]. À l’avenir, elle sera le thème de politiques anthropologiques et biologiques qui ne seront plus aussi inconscientes que cela. Dans de telles conditions, qui pourrait ne pas voir que l’heure a sonné pour une nouvelle philosophie, non-classique, non néo-idéaliste, qui ne rêve pas au-delà des combats mondiaux et de la technique? » Et cette heure, pourquoi n’annoncerait-elle pas une chance ? « La chance est l’un des visages que nous montre la clairière [du Parc Humain]… »

La chance selon Bataille, préciserait Jean Levrain, ou encore la chance selon le « Breacher » - ce produit de l’extrême qui ne peut qu’échapper, en le violentant par pure surprise, au contrôle de la rationalité offensive qui croit le manufacturer. Bref, Sloterdijk a fait scandale en saluant implicitement le "Breacher" plutôt que de s’agenouiller devant les idoles fatiguées de ses ancêtres…


LA CONTRIBUTION DE SUE SAVAGE-RUMBAUGH.

Ainsi fit Sue Savage-Rumbaugh, amie des singes Bonobos et de l’animalité en général, donc de l’homme en ses qualités originelles. Son propos est nettement de priver l’homme moderne de son statut culturellement omnipotent :« Culture has been profoundly misunderstood and consequently misrepresented. The things which we do profoundly alter us and all future generations. If we are to assure the future of our species on the earth, it is now time to closely attend to the cultures and cultural beings which we are fashioning so unwittingly, so effortlessly and yet so inexorably » (« La culture a été profondément mal comprise et, partant, mal représentée. Les choses que nous entreprenons nous altèrent profondément, nous ainsi que toutes les générations futures. Si nous voulons assurer l’avenir de nos espèces sur terre, il est temps à présent de se préoccuper des cultures et des êtres culturels que nous domestiquons avec tant d’inconscience, tant de laisser-aller donc si inexorablement. »)

« Du tout-religieux, au tout-biologique, il est devenu inévitable de prendre ses distances avec la fable de l’unicité - donc de l’exception culturelle - de l’Homo-sapiens dans le règne animal », écrit Jean Levrain déjà en 1943 à Sartre. Le Bonobo de Sue Savage-Rumbaugh démontre que le langage, pas plus que la taille des pierres (env. 2 millions d’années), n’est le propre du seul hominien, mais de tous les "protohomo" qui cohabitèrent depuis plusieurs centaines de milliers d’années dans la "clairière Gaïa". Le Bonobo parle, écoute, aime, calcule, et manie des symboles. Le néo-darwinisme, critique Sue Savage-Rumbaugh, pour qui, comme cité plus haut, « la culture a été fondamentalement mal comprise et, par conséquent, mal représentée », tente de prouver que le langage n’est pas cette chose « unique propre à Homo sapiens (…) laquelle, moyennant un processus d’entraînement linéaire, s’est trouvée capable d’engendrer tous les autres aspects plus spectaculaires de la culture humaine et qui aboutit, presque inexorablement, à la civilisation occidentale ou quelque chose de ce genre… » (…) « Ma présentation, continue Sue, prend le contre-pied de ce point de vue, en offrant une évidence ainsi qu’une perspective théorique alternatives quant à l’émergence du langage, des cultures et des outils et qui nous libéreraient du poids dogmatique de la place unique qu’occupe l’humain. ».

Une fois opérée cette mise sur un pied d’égalité onto-phylogénétique des hominidés et des hominiens, Sue Savage désigne, elle-aussi, le couplage homme-technique comme moment culturel transformateur de l’espèce, en affirmant que « la culture - comme la biologie - vise son autoreproduction ». Le scandale de Sue Savage-Rumbaugh consiste en ce qu’elle confère au primate un statut au potentiel culturel équivalent à celui du dernier Homo, pour peu qu’on lui donne accès aux techniques de l’information : « La culture, contrairement à la biologie, peut changer et s’adapter à un rythme extrêmement rapide et tend à altérer (à son tour) le socle biologique lorsque - et seulement lorsque - un besoin extrême vient à émerger. » Si Sue Savage mésestime relativement l’emprise biogénétique en tant que processus culturel respécifiant de l’espèce, il n’en demeure pas moins que la surdétermination culturelle du Homo, la mauvaise symbiose qui s’est produite entre sa surdétermination culturelle et l’effet mutatoire que cela a eu sur son socle biologique « l’éloigna de et lui aliéna toutes les autres formes culturelles des espèces vivantes ; par exemple, s’il se produisait quelque catastrophe cosmique ou autre, il serait dépossédé de tous les artéfacts culturels qu’il a engendrés ». En tant qu’espèce, nous sommes devenus monoculturels « et si ce statut nous était enlevé nous perdrions notre capacité de construire notre monde ». Si bien, qu’ « au cas où, pour quelque raison, nous perdons (cette) capacité de de construire le monde moderne tel que nous le connaissons, nous ne survivrons pas ». Et la rapidité avec laquelle la compulsion culturelle de l’Homo sapiens le sépare du monde tel qu’il est devient à ce point critique qu’une nouvelle symbiose "culture-biologie" apparaît comme inéluctable.

L’urgence est donc bien là, périr ou attendre la chance symbiotique d’un retour techno-onto-phylogénétique à une intelligence nouvelle de l’animalité: « Si nous prétendons vouloir assurer le devenir de notre espèce sur terre, il est urgent de se préoccuper des cultures et des êtres culturels que nous domestiquons avec tant d’inconscience, avec tant de laisser-aller, donc si inexorablement. »

John GELDER.

* Jean Levrain, Président de la Lacunar Society, Nothingham, Mass.
(1) Règles pour le Parc humain, Peter Sloterdijk, 2000, Mille et une nuits.

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