Paris, un vendredi soir

Alain Defossé *


C’est un restaurant algérien. C’est vendredi soir. La mère et le fils sont attablés près des portes-fenêtres closes. L’enfant occupe la place généralement réservée aux femmes, dos aux vitres, face à la salle. La mère regarde les vitrines où sont inscrits au blanc d’Espagne les plats et le menu du jour. Le regarde, lui. Ils dînent, ils finissent de dîner. Ils ont commandé un couscous, dont ils ont laissé une grande partie. L’enfant a dix ans, onze ans. Il est brun. Il porte un jogging, comme tous les enfants. La mère est âgée pour être sa mère, et a opté pour une coupe de cheveux très courte et dynamique et un dégradé d’auburn qui accentuent les bouffissures naissantes, l’amorce d’un double-menton, les rides qui tombent au coin des lèvres, accusent la volonté de le paraître moins. Elle porte un haut en crochet de coton, et une sorte de pantalon corsaire moulant, coloré, qui pourrait être un caleçon. De père, il n’est pas question. Cela est aussi évident, aussi palpable que le morceau de carcasse de poulet, que la cuisse de poulet intacte posée entre eux sur un plat, sur une feuille de salade flétrie. De père, il n’est pas, plus, il n’a jamais été question. Ils parlent peu, à voix basse, se regardent peu. L’enfant s’appelle Mathieu. C’est un enfant tardif, un enfant in extremis que cette femme aux cheveux courts, sa mère, a conçu -- du père, nous ne saurons rien -- juste à temps. C’est vendredi soir, la mère et l’enfant conçu, maintenant, dînent ensemble, rassasiés de couscous poulet, voilà.

Le dîner est terminé. Personne n’a ri, pas un rire entre eux. La mère a allumé une cigarette, elle regarde dans la vitre la rue qu’elle ne voit pas, elle doit regarder le reflet de la salle derrière elle, le reflet de la nuque de son fils. Il dit quelque chose. Elle soulève le pichet de vin. Se sert un verre. C’est du rouge. Elle dit : je n’ai même pas bu un demi-pichet. A un léger rictus. Prend l’enfant à témoin de cela, elle n’a même pas bu un demi-pichet. Il baisse le front. Elle secoue la tête. Même pas un demi-pichet.

Ils se taisent. Maintenant ils se taisent, elle le regarde, prend une gorgée de vin. Le serveur arrive avec la carte des desserts, le serveur c’est le patron, c’est un restaurant modeste, un petit couscous de quartier. Ils ne commandent ni dessert ni café. Elle a son pichet à finir.

Le petit garçon dit quelque chose. Il tire de sa poche une longue chaînette à laquelle sont accrochés un mètre-enrouleur et des clefs, commence de jouer avec. Cela fait un cliquètement métallique, très léger mais très froid. Pendant la demi-heure qui suit, il ne cessera de jouer avec la chaînette, avec les clefs de la maison. Le très léger cliquètement métallique ne cessera pas, jusqu’à envahir toute la salle, jusqu’à devenir insupportable.

Il a dit quelque chose. Quelque chose s’est passé, la mère se penche vers lui. Elle vieillit encore, pas brusquement, elle continue juste de vieillir. Ils parlent, on n’entend rien encore. Elle répond. Elle dit : Même pas dix heures… écoute… pas d’école demain.

Elle est calme encore.

L’enfant agite la chaînette, baisse encore le front, fait la moue.

Des minutes s’écoulent ainsi. De temps en temps, l’enfant dit quelque chose, agite sa chaînette. On ne l’entend pas, il garde le front baissé. Elle répond à peine. Elle regarde ailleurs. Elle est une femme. Opte pour la perplexité, la sérénité, la résignation tout à la fois. Ce mélange-là, un truc de femme, impénétrable. Reprend une gorgée de rouge.

En face, le petit garçon remue sur sa chaise, ses lèvres remuent, on ne sait pas si c’est pour elle ou pour lui-même. Il bat lentement, sourdement des jambes sous la chaise, pour lui-même, elle ne voit pas ses jambes. Elle, les tient croisées, légèrement de biais, femme qui boit à une table de restaurant. Le pied de son fils ne viendra pas heurter son pied à elle, chaussé de sandales chics et sèches. Elle réagit, il y a des bribes de phrases. Quand elle parle, elle parle plus fort que lui, c’est peut-être le vin rouge. Sa voix, c’est aussi inconscient que les bouffissures au bas des joues, en haut des pommettes, que la coupe de cheveux courte et dynamique qui dévoile une nuque grasse marquée de sillons horizontaux définitifs, qu’elle ignore.

…………c’est vendredi, enfin……….me faire plaisir……….pas déjà……….pour une fois que……….

……….tous les deux……….

Cling, cling, fait la chaînette, l’enfant baisse la tête, on ne voit que ses cheveux bruns, lisses, propres.

…………pour une fois…….n’es pas content……

L’enfant marmonne quelque chose, le front baissé.

…….jeu vidéo….. tous les soirs, toute la semaine pour ça……pour une fois que…..

……….plus intéressant que…….faire plaisir……

Quelque chose de nouveau et de très ancien s’est glissé dans le regard de la femme, on ne le voit pas car elle est de dos, mais cela se devine, cela s’entend à sa voix, cela se sent, c’est comme une sueur sans odeur, un phéromone à longue portée, perceptible à dix mètres. La mère commence de suer devant son enfant.

Quelque chose de nouveau et de très ancien raidit l’attitude du petit garçon. Quelque chose s’est fermé, en une seconde, en réponse à la voix de sa mère.

Ils sont en apnée l’un devant l’autre. Ils ne se regardent pas. La mère se ressert un verre de rouge. Le pichet est vide. Elle hésite une seconde, consulte du regard l’enfant qui le ne la regarde pas, puis appelle le patron, commande un autre quart.

Oh nooooooon, fait l’enfant, pour lui-même.

Si. Elle se défend. Elle défend son droit au bonheur, elle attaque.

Tu as tous les soirs pour jouer à tes jeux………

……pour une fois qu’on sort ensemble……..ça ne te fait pas plaisir ?………

Quelque chose envahit la salle, ça n’a pas de nom, c’est là dans l’air.

…….c’est vrai on ne sort jamais…….je pensais que ça te ferait plaisir…….il n’est même pas dix heures…….

La chaînette va et vient comme un balancier au bout de la main de l’enfant, petite, blanche et crispée. Il pince les lèvres qu’il a épaisses et rouges. La mère, elle, fait la moue avec des lèvres minces et rougies par Paloma Picasso, une balafre. Elle lève une main, se sert un verre. La main reste suspendue au-dessus de l’épaule ronde, poignet cassé.

…….. pour une fois…….je ne sors jamais moi……

………..il faudra bien que tu apprennes à aimer ça de toute façon…….sortir avec une fille……..

L’enfant, dix, onze ans, fait tourner le mètre enrouleur et les clefs comme un pendule. Il brasse l’air, creuse un trou pour respirer dans ce qui a envahi la salle et n’a pas de nom. Creuse un trou dans l’avenir.

……c’est vrai si tu n’es même pas capable de sortir avec ta mère…….ça promet……

La main fait de petits gestes, doigts repliés, au-dessus de l’épaule. Le coin de l’œil est brillant. La tête oscille sur la nuque marquée.

……parce que moi je ne sors jamais jamais de distraction alors pour une fois……

Sur les derniers mots, la voix s’est faite plaintive. Il y a une coquetterie dans cette façon de coincer la sandale contre la barre sous la table, cou de pied cambré. Un étirement de muscles, un pied offert invisible, étiré sous la table. L’enfant garde les yeux baissés, il ne le voit pas. La mère s’accoude sur la nappe en papier. Elle entoure son propre cou de ses mains, ses doigts joints, croisés, jouent sur sa nuque où ils laissent des marques blêmes. Elle gémit à présent.

……Non c’est vrai……je fais jamais rien……je sors jamais……

……….pour une fois tu pourrais faire un effort……

L’enfant fait tourner la chaînette dans un air irrespirable. Raidi, muet, obsédé fasciné par son geste. En suspend. Très loin.

La mère laisse glisser une main, se caresse un avant-bras, une caresse découragée. Elle hésite, sa main avance sur la nappe souillée, vers l’enfant, les doigts un peu repliés, vers la poitrine de l’enfant de l’autre côté de la table.

Sans cesser de faire tourner la chaînette, sans lever les yeux vers elle, il recule brusquement sur sa chaise, se plaque au dossier. La main s’arrête presque au bord de la table.

La mère soupire.

Souffre un peu.

Femme.

Fière aussi de son petit homme.


© Alain Defossé.



Lecture sur France Culture = l’émission en première entrée. : https://www.facebook.com/profile.php?id=1299973764

* La disparition deTony Duvert : l’enquète d’Alain Defossé dans Libération :

https://www.liberation.fr/culture/0101119507-quand-mourut-tony

Retour

Catalogue