Les Aveugles m’observent*

Helen Niman

(Extraits)

Lumière

Les aveugles me voient. Ils m’observent ramper. Le sable miroitant m’égare, me renvoyant mon image aveuglante --- la voie perdue d’un crieur dans le désert. Les miasmes baignent mon corps : mes cicatrices ne se ferment pas, gorgées de vermine. Il faudrait de l’eau de mer pour les cautériser. Après m’avoir examiné, les aveugles me disent qu’ils veulent m’aider.
Les aveugles peignent mon corps. leurs pinceaux souples me chatouillent et cela me fait rire. Ils appliquent sur ma peau toutes sortes de couleurs: pour que je vive, disent-ils.
Voici le rouge de la chaleur, qui brûlera tes plaies; et le bleu glacé qui vernira ta peau. Tu connais ces couleurs, ce sont celles de ton sang; prends ce scalpel noir, ouvre-toi une veine, qui verra vivra.
Le liquide jaillit sur mon bras, sur mon corps -- se mélange aux deux taches de peinture qu’il dissout: mon épiderme est parcouru d’une douceur frissonnante--, s’infiltre dans ma gorge, et je vois bien le formidable goût chaud et rafraîchissant, chaleureux et vivifiant, de ce sang qui me soigne me blessant, m’affaiblissant me nourrit.
Les aveugles se sont longuement abreuvés à la source qui teintait ma peau et ma salive. Leur succion était langoureuse et attirante, une douce morsure me faisant jouir du violet. Mon sexe s’est dressé. En éruption. Je les ai badigeonnés à mon tour. D’une lave pâle, invisible sur leurs corps diaphanes.
Les aveugles sont ivres maintenant. Leurs pinceaux raides me labourent, cela me fait souffrir. Ils barbouillent ma peau d’autres couleurs encore.
Voici le vert de l’espérance et le jaune caressant. Comme un rayon coulé du ciel -- ne regarde plus le soleil en ennemi -, laisse le jet de notre pisse flatter et lécher ta peau d’un frôlement de paille. Laisse-nous ensuite déféquer sur ton corps tout l’espoir qui est en nous afin que nous t’en remplissions; laisse-nous étaler de nos mains tâtonnantes ces couleurs détonantes de vie afin qu’elles pénètrent plus facilement ta peau d’orange.
Laisse nous te nourrir de lumière, me dirent finalement ces aveugles aux allures spectrales, en me suivant de leur regard poulpeux ancré sur moi. Laisse-nous t’aveugler de vie pétriante, te baigner d’éclats bouseux. Perds-toi au plus profond de la matière et adhère; oublie-toi te ressourçant: toujours nous serons là pour te guider.


Danse

J’ai souvent besoin d’un soutien pour avancer, une main pour y fondre la mienne, une canne blanche à pommeau d’ivoire, un baladeur aux roues crissantes ou l’épaule d’un ami armé. Parfois je progresse à quatre pattes : je dois musser, gratter, creuser.

C’est que mes jambes sont des cordelettes avec lesquelles je fais des noeuds. Je pourrai peut-être un jour les prendre à mon cou.

Mes pas sont désordonnés - je fais des mouvements de nage et j’agite mes ailes couvertes d’écailles - sonnent faux comme le cartilage à peine formé de mon méruf, de mon bitia, de je ne sais quoi encore au pied, qui souvent se casse, éclate en mille morços.

Le moindre faux-pas - pour éviter un obstacle : par exemple, ma tête qui tombe fréquemment et que je recherche à tâtons -, le moindre faux-mouvement -- pour compter les cheveux que chaque jour je perds -, la moindre bousculade -- les insectes se heurtant à mon front et que je prends à tort pour mes défunts frères -, les herbes frôlant mes mollets -- algues qui me clouent -, la pluie m’assaillant de ses traits -- la moindre goutte m’engloutit sous un cataracte m’aveuglant -- font vaciller mon corps… je me retrouve par terre mordant herbe et fourage, ivre de colère.

Pour me nourrir des couleurs des papillons, pour attraper les ballons d’enfants, je monte sur les bancs aux couleurs délavées, au bois attaqué par les pluies acides qui me trouent la peau. Et les échardes dentelées mordent la chair de mes pieds, se parant ainsi d’une mousseline cutanée, colorée et unie. Je chute alors sur des oreillers de goudron et me roule dans le sable vert au goût de ronce.

Mes pieds nus suivent un chemin de craie et d’asphalte qui les rabotent, et mon dos a pour dossier le mur gris de la cité cimentée. Les trottoirs sont trop hauts, je ne peux les sauter : chaque fois que j’essaie, c’est un ongle cassé ou bien un doigt de pied. À l’aide du papier mâché qui me sert à façonner des sculptures (masques, figurines et marionnettes) que je badigeonne ensuite d’écarlate, je m’échafaude des jambes… toujours sous les voitures on les trouve brisées, flottant dans un bainde gouache.

Les fourmis rouges, sirènes funèbres, pompent mon sang, se disputent les grumeaux attachés à ma peau ; ivres de tant d’odeurs, des processions de fourmis noires transportent mon cartilage granité pour bâtir leur demeure.

Je reste seul, proie de tous les fauves qui rôdent autour de moi, me reniflent, me lèchent, me mordillent, me griffent, me lacèrent, me découpent lentement, me déchiquettent peau à peau, arrachent ma chair, dévorent mes entrailles dans un tombeau de sang me noyant à flots lents - affolés !

Les fourmis bouffent mes jambes expirant leur vie qui tombe en lambeaux.

Comme une inspiration ! Étoffer.

Agiter ! secouer ! remuer les gambilles… La danse pour les quilles… Talons en pointe : gigues ! Galoper en tous sens et claquer des sabots ! Doigtés scandés grattant les feuilles ! Battre des mains ! Frapper des pieds ! Entrain, traîner ! En un seul bond, se regrouper. Valser en l’air où s’envoyer ! Rythmes et gestes ! Danse ! Danse ! Danse ! Danse !

Sautiller ! Parader ! Pirouettes tanguées ! Gambettes dénouées, tracer cercles et ronds ! Chorée : graphie de pas lourds gravés dans le sable… brisé ! Fripper l’herbe acérée… concasser les rochers ! À coup de pied ! Vriller ! Broyer !

Tituber, culbuter ! Gouttes de sueur… gouttes de pluie : éclabousser ! Aplatir, emboutir… désosser les voitures à grand coups de klaxons ! Piétiner les ordures ! Gouttes de suie… gouttes de pleurs : et s’enivrer ! Battre le fer, frapper d’aplomb ! Salsa, rock et pogo…Tango et rigodon ! Bitume buté ! Saccades béton !

Gambiller ! gambader ! Épris de frénésie, écraser les fourmis ! Tasser leur tumulus ! Les fouler du talon. en cadence de sauts : flaques rouges et noires ! Et leurs pattes pressées, leurs antennes dressées chatouillent de leurs poils la voûte de mes pieds et les font rebondir de plus haut ! Abdomens écrasés et têtes éclatées ! Craquements excitants !

Frappements ! Battements ! Cabrioles carpées… dompter les entrechats ! Les fauves sont en cage… Les fauves tournent, tournent… et la lionne y danse… Tous en rond : farandole… Sans fin font comme ça ! Entrer dans la danse … Sauter sur les fauves ! Marteler ! Écorcher ! Pointes onguiculées enfoncées dans les ventres ! Déchirer les peaux ! Labourer les chairs ! Lécher les plaies ! Boire le sang ! Se parer de muscles… Déguisé, grimé, défiler, giguer ! Arracher les couilles ! Tripoter ! Agiter ! Castagnettes ! Puis casser ! Frapper les os contre les os contre les troncs creusés ou pleins ! Taper ! Cogner ! Batteries ! Bruits et danses ! Colériques !

Onduler ! Ondoyer ! Guirlandes de boyaux, boas lascifs :cordace ! Danse coulée… Nage rythmée ! Corde à sauter… Corps à doter ! Corps traversés des cœurs qui battent ! Des bras qui portent… Des mains qui glissent… Des bras qui poussent… Des mains qui tirent… Des bras qui prennent… Des mains qui griffent… Corps à donner… Corps adonnés ! Frottements denses des ventres ! Donner la branle, salace ! Boire le lait et s’y noyer ! Corps soulevés, baisés… qui claquent ! Corps adossés… Corps à céder ! Visages marqués ! Extases figées ! Hoquets des anges ! Transes d’échange !

Ronde macabre ! danse infernale ! tourner avec des morts ! Valses des cimetières ! Les masques sont tombés : ne plus se déguiser ! Les trous restent troués, les vides évidés ! Mes os entrechoqués, j’entends leurs cliquetis ! Squelettes d’anges ! Danses étranges !


Liturgie

Premier mouvement.

L’histoire :
   au commencement - la glèbe de ce champ vierge, froment, blé, orge, ivraie aussi et surtout lèveront pour la récolte, se dresseront à foison - je déposai une bombe - ogive aérienne ou non - sur le seuil de notre amour. Pour un ultime salut.
Le goudron de la nuit se répandait sur le ville comme une gouffre rempli par les pollutions; l’orage menaçait dans la soufreur de l’air; et la rue s’endormait en un vide confus, les bras en croix.
Je prie que la lumière soit, et je vois: l’explosion brutale et volcanique - orgie artificière : les ténèbres déchirées, écartelées par cette aveuglante lueur, qui hurlent de bonheur - de douleur. J’exulte devant cette gerbante preuve de génialité - de bestialité.

C’est ainsi que suis assuré de ma puissance fornicréatrice.

Ce fut le premier jour.


Second mouvement.

Dans la rue quelques curieux, rieurs postés sous les cieux. Je m’avance en bousculant, salissant sans bouse.
Je cherche ton corps parmi les décombres. Je ne peux empêcher la satisfaction de grimer mon visage de sourires fendus et salaces; des larmes de joie s’engouffrent dans ma bouche de sagoinfre comme des grosses bites aux glands lacrymaux et laiteux. Je trébuche; je donne de grands coups de pied; je profère des injures. Je suis heureux !

Enfin je te trouve. Tu es plus belle encore, morte, recouverte de poussiers et de glaires, de poussières et de plaies, baignant dans ton sang - ce que tu peux me plaire !-… je t’embrasse et te caresse de ma peau maladive et m’abreuve à ce sang si enivrant, si vivifiant. C’est ainsi que je te prends pour une valse, salve d’amour, scandée par les chants du rossignol perché en haut d’un arbre, pluie fine qui nous enlace dans le foin de son odeur, de son goût et de son tintement d’urine.

C’est fou comme je t’aime !

Ce fut le second jour, je crois.


Troisième mouvement.

Un éclair semblable à un crachat jaillissant illumine le ciel. Des hommes, des femmes affamées, chaleureuses, chastes heureuses enflammées, viennent d’un peu partout, s’approchent pour regarder, en silence, chattes peureuses, queues enlacées et bras croisés.
Je travaille. J’arrache un à un chaque membre de ton corps que j’entasse avec les précédents, moisson sanguine; je recueille ta sève, blanche, rouge et noire, boisson divine. Je porte chacun de tes membres à ma bouche pour l’embrasser et le sucer. J’ai envie de les manger tous, mâcher longtemps afin qu’ils pénètrent en moi plus facilement et que leur jus chaud submerge ma bouche béante, la noie - goulûment. Mais je me retiens en me flagellant, me disant qu’alors je ne pourrai réaliser le Grand-Œuvre. Le martinet chante toujours et me remplit comme une barrique.

La preuve d’amour qui me rendra digne, dingue, dong de toi.

Ce fut le troisième jour.


Quatrième mouvement.

La foule, de plus en plus nombreuse et indisciplinée, se presse à mes pieds, comme dans un moule, et commente les gestes ravissant de mes mains.
J’achève ton dépeçage. Je suis à la moitié de ma création. Ainsi je peux réaliser un de mes plaisirs rêvés. Je mâche ta chair. Je porte, un à un, à ma bouche géante, comme des morceaux de pain, les membres que je retire du tas que j’avais composé; je les broie, les malaxe et les recrache crus dans l’amphore pleine de ton sang que j’avais récupéré. Durant cette quatrième journée, j’éprouve d’irréels moments de jouissance. Puis je trempe chacun de tes cheveux, doux comme la laine d’un agneau, dans l’amphore. Enfin, je bois le sang, vin écarlate, qui reste et ne conserve que ta chair pétrie et tes os broyés, imbibés de ton précieux nectar. Tu es en moi, l’os de mes os, la chair de ma chair.

Je m’endors comme dans un songe mémorable, toi à mes côtés.

Ce fut le quatrième jour.


Cinquième mouvement.

La foule me crie des mots que je ne comprends pas. Il me semble pourtant qu’elle admire les efforts de mes muscles noueux.
Je commence ta sculpture faite de glaise charmante et mâchée. Lentement, mais en tremblant, je prends des morceaux de toi que je répartis sur le sol en les plaquant fougueusement, en les fouettant, pour leur donner du relief. Ainsi, coup à coup, ma création prend forme. Je me sers de tes cheveux comme liens pour attacher les fagots de ta glaise chérie. J’attrape une équerre de charpentier pour ajuster les angles. Je pétris ton masque, oint de mes crachats visqueux. Du front je laisse filer quelques gouttes de sang, car c’est à cet endroit que je déposerai ta couronne de reine, faite d’épines tressées. Je sue à grosses gouttes salines, lentes, qui se mélangent à mes larmes de bonheur. Parfois je m’arrête, saute et danse; des secousses ébranlent mon corps - ta souffrance est mienne.

Enfin je sens quelque chose se produire en moi. Quelque chose de grand ! Qui l’eut crû… ?

Ce fut le cinquième jour.


Sixième mouvement.

Et voici la couverture du ciel qui s’enflamme et se déchire; l’explosion d’un tonnerre qui n’en finit pas; la terre qui se séisme, les rochers qui se fendent, comme un crâne ouvert; le déluge; le délire de la foule prosternée, m’acclamant comme un démiurge ténébreux et lumineux.
Des corbeaux voilés de blanc sautent autour de toi, psalmodiant des litanies, crôa, crôa. Rires et larmes. Cris et transes. Le jour et la nuit, je jouis mon amour de tant de lumière. Je t’enduis de vin aigre pour qu’aucun adepte ne puisse te lécher, te sucer, se repaître de toi, pour qu’il tombe empoisonné. Avec une lance, je grave une estampille à l’endroit de ta foi, mon empreinte jalouse sur ma création dévouée.
Je t’ai crue, si fière, beauté. Je te veux, crois divine, dressée à mes yeux dans ta chlamyde de pourpre, relevée, passionnante passionnée. L’appel de l’amour: gloire hostieuse.
Pour finir, je t’asperge d’eau-de-vît.

C’est accompli.

Ce fut le sixième jour.


Septième mouvement.

Le septième jour.

Je me nourris de zizanie. Un chant vierge maintenant.

* Les Aveugles m’observent, ouvrage en cours.

© Helen NIMAN

Textes