Blaps

L’épopée d’une endive

par Armel Louis

à Jean Contat

Blaps 1

Jamais, jamais Blaps ne croit possible que Blaps parle autrement que pour lui-même, que jamais Blaps ne parle d’autre chose que pour lui-même, comme si blaps se camoufle en blaps, qu’il est à la fois la bête et la bestiole, le malheur et le porte-malheur, blaps et Blaps avec et sans majuscule, avec et sans minuscule, qu’il bégaie autrement que pour lui-même, bla bla blaps pour dire vite, pour dire vite et vrai, car Blaps ne parle pas vraiment de lui, nooon, jamais de lui, Blaps n’a jamais cru possible que Blaps puisse parler de lui, aussi Blaps ne semble écouter vraiment que lorsqu’on lui parle, on lui parle pour de vrai, tu parles Jean-Charles, surtout par exemple lorsqu’on parle de Blaps, mais quel autre exemple donner ? et qui, pour dire vite et vrai, peut parler à Blaps de Blaps en dehors de lui, nooon, c’est pourquoi quand il pense à haute voix, Blaps peut parler très justement à lui, de lui.

Blaps 2

Lui, Blaps, il ne parle jamais, de toute façon il ne parle jamais, il ne parle jamais et encore moins de lui, parce que ça devient fatigant de toujours parler de soi, c’est-à-dire de lui, Blaps ! de toujours se répéter, se répéter Blaps Blaps tous les matins, onze mille fois Blaps (quelle prétention de s’appeler Blaps ! tous les matins), s’appeler Blaps ohé ! Blaps, se réveiller blaps, bâiller blaps, pisser blaps, de tourner en rond onze mille fois, de tourner en cercle, de tourner en bourrique, de tourner pas rond, de se retourner onze mille fois dans son lit, de se retourner derrière soi, derrière lui, Blaps ! (c’est la dernière fois que Blaps s’appelle Blaps !) et de retourner dans son rond, son rond de pisse (quelle prétention de ne pas s’appeler Blaps !) et de tournebouler dans son cercle, oui son cercle, pas son cerceau, nooon, son cercle !

Blaps 3

Cercle ! BLAPS a dit cercle ! justement Blaps aime bien parler cercle, tu parles Jean-Charles, il aime bien parler de ses cercles, ça rime avec quoi cercle, justement Blaps vit dans ses cercles, pour ses cercles d’amis, oui des amis pour dire vite et vrai, des cercles à lui, des amis à lui, des cercles de vocables, oui des cercles, ça rime avec couvercle par Hercule ! il n’ose pas le dire et encore moins en parler de ses cercles par Hercule ! pourtant il faudra bien qu’il en parle, oui mais s’il en parle au présent, au présent de l’indicatif, il n’en parlera donc jamais au futur, oui mais quand il en parle on l’écoute avec une politesse, une ironie, une politesse, un mépris, Blaps va-t-il le dire, à qui va-t-il en parler ? à son chien ? tu parles Jean-Charles, justement on lui parle de son chien quand il parle de ses cercles, on lui parle de son chien.

Blaps 4

Son chien énorme, Blaps il aime bien en parler, il n’a pas honte d’en parler, il aime bien lui parler puisqu’il n’a personne à qui parler, personne pour parler de son chien, alors Blaps parle de son chien à son chien, son chien des pyrénées, son énorme chien, son montagne des pyrénées, qui se nomme Blaps comme lui Jean-Charles Blaps, il l’écoute, Blaps l’écoute, son énorme chien l’écoute, à moins que Jean-Charles n’écoute la respiration rauque de son chien, à moins que Jean-Charles n’écoute Blaps bis déglutir, à moins que le chien n’écoute pas vraiment Blaps 1 parler, qu’il ne dorme d’un œil et ne le guette de l’autre, pendant que Blaps le maître admire son énorme bête de ses yeux mi-clos, ses yeux toujours mi-clos, pendant que Blaps l’homme s’attendrit devant Blaps le chien de son regard d’humain battu, que Blaps senior contemple Blaps junior de son regard d’endive vinaigrette, de chicon au jambon, à moins que, à moins que, pour dite vite et vrai, les deux Blaps ne s’entre-regardent avec tendresse et ne s’entr’écoutent avec patience, qu’ils ne s’entre-regardent tous deux respirer, qu’ils ne s’entr’écoutent déglutir, déglutir quoi au juste ?

Blaps 5

Justement, Blaps, quand il déglutit sa bave, nooon, sa salive, c’est qu’il parle de ses cercles ou de son chien, de ses amis, de ses cercles d’amis, ses vrais amis à commencer par son chien, son montagne des pyrénées, son montagne entièrement blanc qui bave, il caresse ses cercles comme il caresse son montagne qui perd ses poils, des tas de poils, des montagnes de poils des pyrénées, et dans ses cercles eh bien ! il y met tous les montagnes qui perdent leurs poils et les pyrénées toutes blanches qui bavent, sur chacun de ses montagnes et chacune de ses pyrénées Blaps bave à ses cercles, s’il ose dire, et Blaps ose, et Blaps hurle, Blaps comme un tonnerre dans une montagne gronde ses cercles, gronde son chien qui gronde à son tour, Blaps comme un caillou dans l’eau gicle hors de ses cercles, Blaps et le tonnerre et les montagnes et le caillou dans l’eau sautent dans ses cercles, à tout bout de champ, à tout bout de phrase.

Blaps 6

Ses phrases sans début, ses salades à n’en plus finir, Blaps ne les prononce pas, nooon, ne les profère pas, nooon, ne les répète pas vraiment, Blaps les regarde, il regarde ses phrases comme des endives vinaigrette, comme il se regarde dans un saladier, c’est exactement ça, Blaps se regarde comme une endive, Blaps est une endive, un chicon, une endive femelle, un chicon impuissant, Blaps vit sous cloche dans l’obscurité d’une cave, Blaps vit sous vide dans le bac d’un frigidaire, blanchâtre et craquant et fadasse, Blaps vit l’épopée d’une endive, c’est exactement ça, Blaps est une endive crue, femelle, blanchâtre, craquante, fadasse, Blaps est un chicon cuit, impuissant, grisâtre, mollasse, dégouttant d’eau, de sueur, de bave, Blaps est une endive qui croît dans l’obscurité de l’été, Blaps est un chicon qui croupit dans le jus de l’été.

Blaps 7

Cet été, depuis cet été, Blaps se vêt et se dévêt de son overcoat, ce qu’il nomme vraiment un overcoat, un overcoat bleu marine, mais qui n’est pas vraiment un overcoat, en fait un paletot, Blaps glisse et reglisse la fermeture éclair de son overcoat bleu marine, Blaps ferme le zip, s’enferme derrière le zip de son overcoat recouvert des poils longs et rêches de son chien, Blaps se claquemure dans le tissu de son overcoat qui dissimule mal les pans de sa chemise débordant du pantalon, les poignets déboutonnés s’ouvrant en corolle et débordant des manches de son overcoat, le ventre ballonné débordant du pantalon débordant de l’overcoat, le ventre ballonné débordant de bière, de médicaments et de lait, Blaps, toujours Blaps, débordant partout de son ventre.

Blaps 8

Le ventre de Jean-Charles s’appelle Blaps, Jean-Charles appelle Blaps tous ceux qu’il aime comme blaps le chien, Blaps le ventre, aussi Jean-Charles bichonne son estomac Blaps qui s’avance tel un promontoire, tous les matins Blaps le ventre avale deux verres d’eau avant un grand bol de café noir, l’eau coule bruyamment dans le lavabo jusqu’à ce qu’elle soit fraîche, l’eau coule dans l’œsophage jusqu’à Blaps l’estomac, l’eau coule dans la vessie jusqu’au lavabo dans lequel Jean-Charles pisse sa nuit, pisse sa vie, tous les matins Jean-Charles sort boire deux bières ordinaires au zinc de l’Abordage, Blaps promène Blaps le chien et Blaps le ventre, la pisse dégouline abondamment le long des arbres, Blaps le chien vide sa vessie le long des caniveaux, Blaps le ventre remonte vers onze heures chez lui pour ingurgiter après les verres d’eau, le café, les bières, un litre de lait plus une faisselle de fromage blanc, Blaps le chien ingurgite deux steaks hachés décongelés plus un demi-fromage à pâte tendre, les trois Blaps somnolent un moment, l’un rêve les yeux mi-clos de verre d’eau, l’autre soupire, le troisième gargouille, tous les après-midi les trois Blaps ressortent se promener jusqu’au Café de la Royale reboire une bière ou deux, resoupirer, regargouiller, la routine, la promenade, les pissats, de nouveau rentrer chez soi, les verres d’eau, le dîner, le deuxième litre de lait plus le fromage à faisselle, les steaks hachés plus l’autre demi-fromage, le coucher, le sommeil, les verres d’eau toute la nuit.

Blaps 9

Ses nuits de douze heures, Blaps les commence dans le creux de sa main, des pilules et des gélules de somnifère, d’antidépresseur, d’anxiolytique, de neuroleptique, Blaps commence sa nuit à l’heure des poules, il picore ses pilules et ses gélules, il caquette face à son énorme bête qui s’ébroue, Blaps le chien grimpe sur le lit à deux places, s’étend de tout son long, de tout son poids, Jean-Charles le suit de toute sa puissance, s’allonge de toute sa hauteur, entre dans les draps, recouvre son ventre, puis c’est le tour de Blaps la chatte, la minuscule chatte, de se blottir sous la barbe de Jean-Charles qui roule sur son estomac à la recherche de fraîcheur, Blaps le chien descend du lit, Blaps la chatte se cale dans le creux du cou, Blaps le ventre se retourne, la nuit inonde les quatre Blaps, ils rêvent de pièces de théâtre, de spectacles, de dessins animés, de films de science-fiction avec eux quatre, les Blaps, en tête d’affiche, jamais de cauchemars, Jean-Charles se mue en animal, en lama, en cygne hiératique, il se réveille émerveillé et sans mémoire, Blaps se lève, gambille au sein de l’obscurité sous le regard de la chatte, court vers la salle de bains, boit de l’eau froide, fume cigarette sur cigarette au salon, gambille encore dans le noir, Blaps revient exténué se coucher, soudain s’écroule contre la table de nuit, s’érafle le dos, réveille la ménagerie, Blaps s’assoit à moitié sur le lit pour retomber aussi sec par terre, se faire mal aux reins, aux fesses, à l’épaule, Blaps grogne, déglutit, se rendort avec difficulté en ronflant en choeur avec le chien, la chatte, le ventre, sous la rousseur malveillante de la lune.

Blaps 10

Lune nerveuse, lune maternelle, inspiratrice, lumière vide des lampes électriques, Blaps vous baptise confidentes de ses nuits, Blaps déclame à travers la lucarne de ses rêves, Blaps frémit des cuisses, des narines, Blaps tremblote devant vous sur le dos, en chien de fusil, Blaps s’élève jusqu’à vous par ses ronflements terribles, Blaps déverse son haleine canine, son souffle de chatte, ses frissons, ses borborygmes, Blaps rumine son lyrisme inutile, Blaps ronfle sa vie d’endive pour vous ampoules, étoiles, lampyres, vous toutes constellations de Blaps, tandis qu’il se retourne sur ses tripes, au milieu des onze milliards d’années passées et à vivre, au centre de son âme.

Blaps 11

L’âme en bandoulière, Blaps voit chacune de ses peines, chacune de ses douleurs comme des morpions, des morpions familiers sans état civil, dans ses muscles, ses tendons, ses nerfs, ses poils, qu’une simple poudre, un simple jet ferait déguerpir, des morpions aux creux des doigts, des ongles, des rides, des morveux de morpions grimpant tout autour de lui, de vilaines crampes à chacune de leur rapine, des tiraillements à chaque razzia, Blaps voit ses douleurs comme des pontes de morpions, des lentes roulant à chaque respiration, des petites boules de lentes tourneboulant dans tous les interstices, ses fentes, ses gerçures, ses lèvres, qu’une simple pichenette, une simple bouffée ferait s’envoler du creux de ses mains, de ses narines, de son nombril, des lentilles de lentes grappillant ses chairs, ses douloureuses chairs à chacune de leur ripaille et à chaque orgie, Blaps voit ses peines comme une multiplication de pontes, une multitude de lentes, une multiplicité de bestioles gigotant sur d’autres vermines, chacune s’interpellant de son petit nom par-dessus la cohue des cris, des gémissements, des bruits, chaque nom recouvrant une peine et chaque peine un morpion, Blaps voit des neiges de poudre et des nuages chimiques s’abattant comme des ouragans d’agonie sur lui, Blaps voit un morpion minuscule sur son épaule qu’il écrase, nooon, qu’il noie dans le tourbillon du lavabo.

Blaps 12

Le lavabo se remplit d’eau que jaunit la pisse, Blaps a-t-il trouvé la paix, est-il prêt à mourir, attend-il de son cerveau, de son superordinateur, qu’il le remette en marche, comme son cerveau lui commande maintenant de vider sa vessie, de vider son chaos, de rétablir l’ordre, de rétablir le hasard pendant que son néant bouillonne de bulles de pissat devant lui, de changer cette nuit l’ordre par le chaos, nooon, le chaos règne déjà, que Blaps organise sa mort, sa mort, fin définitive de tout, de LUI, en désorganisant sa vie, en pissant à côté du lavabo, tout de suite, sur ses pieds, sur Blaps le ventre, sur Blaps le chien, sur Blaps la chatte, sur lui Blaps la pissouille, l’accélération de l’accélération va s’accélérer encore, les litres de bière bouillonnent de quatre milliards et demi d’années et puis plus rien, Blaps la pissouille n’est plus en crise : il est fini, la notion de liberté n’existe pas, le temps existe, il passe, toujours, toujours dans le même sens, Blaps existe, il a toujours existé, il passe, il a toujours passé, il pisse, toujours dans le même sens, le même lavabo, là, devant lui, aujourd’hui, surtout aujourd’hui, 2500 milliards de dette extérieure, 315 milliards de déficit cette année, Blaps va encore plus mal, pourquoi ? pourquoi reste-t-il encore à Blaps si longtemps à vivre, si longtemps à pisser, à pisser, ô paralytique, ô malheureux !

Blaps 13

Ô malheureux, et si Dieu était noir ou jaune ou une femme ou une chatte ou un ventre ou un morpion, une mare de pisse, le chiffre treize, et si Dieu n’était qu’une malheureuse rime, la rime vicieuse d’un sexe impuissant, et si Dieu était en fait blotti sous ton overcoat comme un poil de chien blanc et rêche, nooon, comme une grimace blanche et rêche à devenir fou, une grimace imbécile qui te convaincrait de mourir, mais peut-on te convaincre de mourir, ô Dieu ô imbécile, peux-tu te convaincre de grimacer et de mourir, comment mourir, comment, si tu veux mourir, où trouver la volonté de mourir, la grimace, la crève, où trouver surtout le moyen de mourir, le miroir qui reflète ta dernière grimace, quand tu es incapable de volonté, imbécile malheureux, mourir de faim est-ce le moyen ? ton moyen ? est-ce douloureux ? combien combien douloureux, combien douloureux pour le savoir, mon Dieu mon Dieu,le mieux est que tu commences le plus vite possible, pour le savoir maintenant, maintenant, toi, moi, mourir comme un chien imbécile, un Dieu imbécile, comme une endive, inerte, invisible, immobile, mourir pour se taire à jamais comme une grosse endive, pour grimacer à jamais comme un gros chien malheureux,malheur, malheur au porte-malheur, mourir maintenant, ouiii, grimacer, être immortel maintenant, lentement ou jamais, imbécile ou jamais.