DON DU CORPS
par David Defendi

Le corps hachuré, prélevé, organisé selon la cadence des heures et des minutes, découpé, transpercé par les aiguilles qui sucent rationellement le sang ; le corps couché à longueur de journée dans un lit entouré d’appareils électriques connectés au cœur et au cerveau, filtrage de la vie éclairée par les néons traversant la salle ; les huit corps face-à-face à digérer les images de la télévision ; le corps ligaturé aux menottes en plastique de la pression artérielle ; le corps sain, enfermé à l’hôpital pendant des jours et des jours ; le corps expérimental, comme une machine à information où l’on détecte la régularité des nerfs, l’analyse des pulsations et la recombinaison des gênes ; le corps à l’usine pour les progrès de la science sans l’homme, ce corps que je vends au capital pour fuir la loi du capital, ce corps qui n’appartient plus qu’aux chiffres et aux équations et aux mesures, l’urine réinvestie et mes selles utilisées par les laboratoires ; le corps dans une salle rectangulaire avec les sept autres corps tentant de fuir dans les images ou les livres, les journaux qu’on nous apporte après avoir donné l’argent à l’interne en blouse blanche ; nos corps, plusieurs dizaines à l’hôpital comme une offrande à une nouvelle Idole qui puise dans notre chair et notre rythme l’organisation du nouveau monde : peau, nerfs et veines, neurones, organes et os décomposés jusqu’aux molécules et retravaillés par l’évolution des espèces. Un corps spolié et démembré, séparé de ses propres forces, sans cesse en guerre contre le vampire moderne de la rationalité frigide, qui tente pourtant d’apprivoiser et de comprendre l’animalité barbare et pulsionnelle, qui se mariera bientôt avec elle après l’avoir violée de son sexe de fer et son sperme en silicium ; un corps éphémère et en suspens, en instance de transformation pour en au-delà de l’homme inéluctable et monstrueux.

Je suis à l’Hôpital Aster dans le quinzième arrondissement de Paris, esclave qui tente d’acheter sa liberté en vendant son corps à la médecine, payé presque cent cinquante euros par jour pour échapper à l’esclavage du travail moderne : esclavage contre esclavage, j’ai fait le choix de la facilité, de la rentabilité passive, donnant mon corps en parfaite santé aux gigantesques usines pharmaceutiques qui cherchent, au prix d’infusion de substances dans mon organisme, à recréér un nouveau médicament contre le diabète.

Elles ont l’ambition implacable et logique d’étudier mes gènes afin de reprogrammer dans le futur des corps adaptés à la réalité, c’est-à-dire au capitalisme scientifique. Ce capitalisme scientifique qui, depuis l’ère industrielle, a reconstruit le monde extérieur et qui bientôt, par la force inéluctable et morale de cette ère biologique que nous vivons en ce moment, reconstruira nos corps en cartographiant cet alphabet cabalistique nommé ADN.

Je suis à l’hôpital depuis quelques jours avec l’impossibilité de lire ou d’écrire, de penser ou de sentir, je ne suis qu’un corps éprouvette qui se sacrifie pour la loi de la sélection naturelle.

Et lorsque je ne donne pas mon sang et mes urines et ma merde et les pulsation de mon cœur et la danse électrique de mon cerveau, je déambule dans les couloirs blancs et gris à la recherche d’autres hommes : nous parlons alors de nos amours ou des voyages que nous projetons de faire avec l’argent de l’hôpital. Et les femmes que nous croisons dans les couloirs activent peut-être d’anciens réflexes lubriques, mais réveillent surtout une sorte de picotement électrique des nerfs qui rend toute séduction impossible.

Je suis tellement certain de vivre dans un monde saturé par l’horloge des prises de sang ou des pressions artérielles, de toutes ces obligations minimes qui quadrillent mon emploi du temps, que je ne cherche qu’à m’endormir pour oublier le jour organisé par le soleilde chaque seconde.


© David Defendi

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