Préface de Dominique Noguez :

Couverture Facettes du Désastre

 aux Facettes du désastre (Miscellanées)
de John Gelder





    Le titre de ce livre étrange et superbe nous dit déja beaucoup. Le mot "désastre", qu’on y trouve une dizaine de fois et qui résume tout, est un des plus beaux mots de la langue française. Venu de l’italien dis-astrato, "né sous une mauvaise étoile", il fait en quelque sorte du cosmos et des constellations le décor de la catastrophe intime. "Facettes", ensuite, au pluriel, : ce désastre n’est pas monolithique, le narrateur qui en témoigne est complexe et il le fait sous forme de fragments.
    Cette fragmentation est pour moi un des premiers attraits de ce livre : elle transgresse bravement l’allergie des éditeurs d’aujourd’hui aux textes qui ne sont pas tout d’une pièce et ne forment pas un de ces bons gros pâtés narratifs qu’on peut vendre au poids pour les vacances d’été. Elle est pourtant un des signes les plus sûrs de la littérature. Poèmes en prose, maximes, notes au jour le jour, rhumbs - ou
miscellanées, comme dit John Gelder : des Caractères aux Nourritures terrestres, des Illminations à Ainsi parlait Zarathoustra, de Bois sec, bois vert de l’exquis Cingria aux Journaliers de Jouhandau, le plus beau, le plus libre de la littérature est pluriel.
    Ici, la pluralité tient sans doute à l’origine variée des textes, que les précédents livres de Gelder (signés John-Emile Orcan) nous permettent de reconnaître. Certains sont des contes ou de petits récits, comme dans Un Voyageur solitaire est le diable (1979), d’autres des bribes de journal, comme dans L’Esprit des rats (1981), d’autres encore de courts traités, des poèmes en prose, comme Orgiophantes de la chambre du fond (1985). Elle tient aussi à une certaine errance dans les pronoms : le plus souvent c’est le "je" qui mène la danse, mais la deuxième personne du singulier ou du pluriel apparaît assez souvent aussi, sans qu’on sache toujours si elle désigne quelqu’un d’autre ou le narrateur lui-même, pris dans l’examen de conscience ou fleuretant avec la schyzophrénie : ne parle-t-il pas parfois de son corps comme d’une "putain" qui l’accompagne ? Ne s’imagine-t-il pas flanqué d’un double docile, trop docile, qu’il actionne à distance ("je saisis doucement sa main, la serre et lui aussi serre ma main. (…) Je pleure et il pleure") ? Quant au "il" et surtout aux "ils", ils servent, dans maint récit angoissant ou sombre, à désigner les "semblables" ou les "tortionnaires", qui sont les vis-à-vis inévitables et obsédants de ce "je" tourmenté.
    J’ajoute que tel passage est de l’ordre de la notation rapide, de la maxime ou de l’encouragement à soi-même, tel autre du conte, tel autre de l’explication cosmologique, tel autre de la poésie en prose (notamment l’évocation, à la fin, des
Remparts de Babel,: "Ici, au pied de la muraille de granit, la forêt cesse son vain combat…"), tel autre, enfin de la litanie (ainsi ce "Pauvre garçon, Mon pauvre bonhomme, Pauvre petit bonhomme…" dont on ne sait si le pathétique discret est à mettre sur le compte de la pitié altruiste ou de l’autodérision). En gros, certains semblent, dans leur sécheresse, directement arrachés à un carnet intime, tandis que d’autres résultent d’une véritable mise en scène fanstasmatique, avec des décors, des personnages qui reviennent (outre les Remparts de Babel leur tour creuse et leurs "constructions gigantesques rattachées au sol par des lianes comme des cerf-volants géants", ce sont ces paysages de la cordillère des Andes, ces guerriers nus, ces moines à tête de singe, ces caciques ultracentenaires, qu’on reconnaît ça et là). Il y a, éparse dans ce livre, comme une ethnologie fantastique, qui fait penser parfois au Michaux du Voyage en grande Garabagne. Ainsi qu’un bestiaire étonnant, formé de tous les animaux -- singe, crapaud, étoile de mer, reptile, limace, cloporte -- en lesquels le narrateur se livre au "pouvoir mystérieux de la métamorphose", sans parler de l’âne qu’il accueille chez lui (les pages où il l’évoque sont parmi les plus saissisantes du livre). On ne sait la part qui revient, dans ces étranges rituels, ces petits Anes d’or, ces aventures "extraordinaires", à l’invention de l’humour noir ou aux cadeaux du rêve (ainsi cette scène, qu’il voit de sa fenêtre, de gamins entourant un homme à terre et se mettant soudain à le ruer de coups qui semble droit sortie du Chien andalou). Ce qui est sûr, c’est que le degré d’élaboration secondaire (comme dirait Freud) des ces fragments diffère considérablement et que c’est précisément cette différence qui donne à ces "facettes" leur belle disparate.
    Mais elles forment en réalité le portrait le plus cohérent qui soit. Qu’il parle, qu’il gémisse, menace, raconte, analyse certains états de conscience subtils ("inframinces", comment auraient dit Duchamp ou Perec) ou ses difficiles rapports avec les autres, à la première, deuxième ou troisième personne, lui-même, John Gelder (dont le nom propre est cité) en personne, ou métamorphosé en animal, sous forme d’apophtegmes ou d’allégories exotiques, bref, directement ou métaphoriquement, c’est bien le même être qui se révèle à nous.
    Un être sombre, qui commence par dire que sa venue au monde était en elle-même une catastrophe, écrasé par l’ennui et la fatigue d’être, insomniaque et souffrant, infirme, victime d’une terrible pesanteur, n’aspirant qu’à en être délesté,
vidé de lui-même, décrivant sa vie de "pourriture dans la pourriture" comme un "enlisement", une "disgrâce", une "déliquescence", une "dégradation", un "chant du cygne", un "abcès", une "lèpre", une "malédiction", j’en passe. "C’est le monde, se demande-t-il, qui court à sa perte ou c’est moi ? C’est moi, évidemment. Le monde ne court pas…" Il n’y a donc plus qu’à attendre que cela passe, qu’à durer, -- "durer pour durer" --, dans un désespoir discret et élégant ou dans la puanteur. Les intertitres dont Gelder chapeaute ses fragments sont empruntés à l’Ancien Testament, je n’ai pas eu le temps de chercher à quels passages mais gageons que ce pourrait être le livre de Job. A condition d’imaginer un Job sans Dieu, sans personne : "Vous attendez quelqu’un, non, vous attendez tout court, et vous pliez l’échine". Son narrateur est une sorte de mort vivant, pris dans un "coma sans surprise". De là peut-être son presque pathologique d’indécision : "Saute ! avant qu’il soit trop tard, me dit une voix intérieure. Je rentre la tête dans les épaules, incapable de choisir."
    Cela, c’est la théorie. Car les choses ne sont pas si simples : il y a les autres, ces "majoritaires" qui compliquent tout et empêchent cette vie d’être une "simple bonne farce que l’indifférence se joue à elle-même", les autres en général, tortionnaires, étrangers vaguement hostiles, en tout cas impénétrables, "semblables" avec lesquels le narrateur n’a pour tout rapport que les postillons ou les crachants qu’il en reçoit. Ils ne se réduisent pourtant pas à la peur ou à l’humiliation qu’ils lui font subir. Ils le font réagir, il suscitent en lui -- à quelques vieilles dames près, seules à trouver grâce à ses yeux -- mépris et révolte : "Petites gens, vous êtes vraiment si petits !" Le narrateur geldérien n’est pas que cloporte, ô Kafka ! Son masochisme, comme chez Mishima, s’accommode du sadisme le pus flamboyant. "Traqué comme un bête", il sait en apprendre les ruses. Le voici frère de Maldoror : "Fou au milieu des débiles", il se vautre non seulement dans le malheur, mais aussi dans le mal. Puisque les autres le rejettent, il lui faut ourdir contre eux "quelque méchant complot". D’abord la ruse, en passant maître dans l’art d’attendrir, quitte à abaisser ensuite celui qui a eu la faiblesse de l’écouter. Ou bien, agrippé à quelque comparse et sombrant dans la "fête satanique" : " Précédez-moi aux enfers, je vous ouvre la voie, je vous couvre". Ainsi, luttant contre le dégoût et la perversité par plus de dégoût et de perversité encore, parviendra-t-il à une sorte de rédemption par l’"épuisement".
    Finalement, tout n’aura pas été négatif : il y a ces "belles âmes perdues", ces "superbes créatures" rencontrées dans l’enfer : "Et je les ai étreintes, ces créatures de miracle et de perfidie (…). Et rien n’était plus aimable au monde, plus digne de martyre". Il y a, parfois, le plaisir de constater qu’on n’est pas seul dans la dérilection, de croiser dans la rue une ancienne connaissance, un être devenu, lui aussi, "étranger à lui-même". Il y a, enfin, quelque chose qui ressemble, au fond du désespoir, par-delà le désespoir, à une forme de sagesse : "Me voilà bientôt égrotant, cacochyme, vieux, abandonné de tous, la rage au corps et au cœur, hurlant mon silence, ma haine, mon chagrin, me débattant contre la folie, honteux de moi, déçu des autres, et je pleure.
 Et je suis enfin prêt à vivre" (Je souligne). Le désastre est suspendu, le narrateur rentre dans la communauté des hommes.
    C’est en quoi le fond de ce livre rejoint sa forme, qui est classique. Je ne fais pas seulement allusion ici à ces allures de moderne
Sermon sur la mort ou de noires Lettres de la religieuse portugaise qu’il a parfois ("Qu’avez-vous ? Que faites-vous ? Que signifient ces brusques élans ? Que se passe-t-il en vous, que s’est-il passé en moi ? Que vous ai-je fait, qu’ai-je omis de vous faire ?…"), mais à son universalité. La différence entre la littérature et la psychose est là, dans la limpidité et la transparence, dans l’écho que les phrases de cet écrivain singulier font directement résonner en nous. John Gelder ? Mais c’est moi, mais c’est vous ! Chaque homme porte la forme entière de l’humaine abjection.